jeudi 24 janvier 2013

Chapitre I : Le garçon, le moa et le fé




La bourgade des Arbusines était très certainement l'une des plus connues à Natale. D'abord, parce ce qu'elle avait été bâtie à la frontière de la Forêt des Selves, ce qui avait pour conséquence directe que des choses parfois étranges s'y déroulaient ; ensuite, à cause de sa structure assez curieuse. Les maisons, toutes en bois, s'alignaient d'un côté, faisant face à un couloir d'arbres prolongeant la Forêt des Selves, qui s'étirait longuement avant de donner naissance, à son extrémité, à ce que l'on appelait le Bois Arbusé. Et entre les deux rangées, qui faisaient penser à deux lignes militaires, l'une contenant les hommes et l'autre les Selves, s'allongeait la voie unique de la Bourgade : l'Allée des Arbuses. D'ailleurs, nos cinq amis s'y trouvaient en ce moment, sur le chemin du Bourg Central.

Tyon portait, comme souvent, sa fidèle salopette d'un gris très sombre, et sa marinière à manches courtes, zébrée de noir et blanc.


Il y a un monde fou ! Constatait Émeryne, confortablement assise devant Tyon sur la monture, alors qu'elle scrutait les alentours. C'est à cause de la boue selve, qui inonde un bord de l'allée. Nous sommes obligés de nous resserrer de l'autre côté !

Émeryne était une fillette très curieuse pour son âge... Tyon s'en était rendu compte dès leur première rencontre, il y a deux saisons, peu après son arrivée à la Bourgade. Il avait été surpris de voir arriver un jour, une petite fille portant une plat recouvert d'une serviette à carreaux blancs et verts. Elle venait lui apporter des viennoiseries en guise de cadeau de bienvenue, et depuis ce jour, ils étaient devenus bons amis. Avec les autres enfants de son âge, Émeryne était très timide, et avait un mal fou à se mêler à eux, ce qui faisait qu'elle se retrouvait bien souvent seule et sans amis. Et malgré les encouragements fréquents de Tyon, elle ne parvenait pas à s'en faire, si bien qu'il était son seul et unique ami. Et cela semblait suffire à la petite fille.

À cause de sa petite taille, elle ne voyait rien d'autre qu'une foule constituée principalement de jeunes gens, ayant une moyenne d'âge de douze ans. Comme Tyon, beaucoup chevauchaient leurs moas, et escortaient des petits garçons ou des petites filles. D'autres étaient en train de recevoir leur baiser maternel sur le seuil de la porte, avant d'enfourcher leur oiseau et descendre la cour en pente menant à l'allée.

Ici, tout le monde ou presque se connaissait, et il n'était pas surprenant d'adresser encore et encore des signes de la tête aux autres.


Salut Ty !


Salut Dinah !


Salut !


Salut Nat !


Salut !


Salut George !

C'était ainsi, presque tout les matins ; et pas seulement dans la bourgade des Arbusines, mais aussi dans toutes les autres de la province de Natale. À ce spectacle qui finissait par se transformer en un concours de celui qui taperait dans le plus de mains, ou récolterait le plus de sourires de filles toutes rouges, il fallait aussi ajouter ce brouhaha collectif qui agaçait autant qu'il plaisait, ainsi que ce véritable arc-en-ciel de féees. Tous flottaient au-dessus de cette marée humaine, baignant les jeunes gens dans leurs lueurs chaleureuses.


@*#& !! Avance, limace ! Ordonna soudainement une voix colérique, derrière.

Tyon comme beaucoup d'autres se retourna, surpris, et aperçut un gamin à lunettes, rond comme un beignet ( tout comme le fé qui flottait à ses côtés ), accablé par le poids de son cartable ayant l'air de contenir une enclume. Le gamin était suivi d'un garçon châtain clair, au visage sévère, qui semblait vouloir foutre un coup de pied dans son gros derrière. Émeryne confia à voix basse à Tyon, que le petit se prénommait Hance, et qu'il était dans sa classe. Ce dernier sourit. Il le savait déjà.


@#*% !! Jura le châtain clair, qui s'attira une ribambelle de regards choqués et des murmures de mécontentement.


Laisse-le un peu tranquille ! Intervint soudain Tyon, à la plus grande surprise de tous.


Oui, limace gluante toi-même ! Renchérit Émeryne, déclenchant des rires.

Le garçon haussa ses sourcils en circonflexe, et chercha du regard l'imprudent qui avait osé interrompre son humiliation publique. Il repéra Tyon et le dévisagea.


Toujours à jouer les héros, balança-t-il, Nuage Blanc !

Le garçon s'approcha de Tyon et lui donna une tape amicale dans la main.


Qu'est-ce que le petit Hance a encore fait pour mériter un tel châtiment ? Questionna Tyon en jetant un coup d'œil sur le malheureux, qui mouillait ses yeux de larmes pour son sauveur.


Cette larve est lente et molle ! Aussi molle que son fé qui passe son temps à se goinfrer ! Grinça-t-il.


Il ne s'appelle pas goinfre mais Glouton D'Or ! Précisa Émeryne, délivrant Égluantine afin qu'elle aille jouer avec le fé dodu qui volait près de Hance en grignotant un noyau de cerise.

Sévère, froid, et pousseur de juron à tout va. Voilà ce qu'était, à première vue, Shinkei1. Si au début son comportement bien trempé avait fait de Tyon et lui des ennemis jurés des cours de récrés, ils avaient fini par se lier d'amitié. Car malgré les apparences, Shinkei avait un bon fond. Certains disaient de lui, que de toute façon, en arrivant au monde avec un nom pareil, on ne pouvait pas être gentil. À part son humeur toujours excellente et ses drôles de sourcils en circonflexe qui lui donnaient un air comique, Shinkei avait cette manie amusante de distribuer des surnoms à tout le monde.


Tu peux me dire ce que nous avons fait pour être condamnés à traîner derrière nous ces gosses chaque matin ? Râla-t-il, déclenchant un bourdonnement soutenu de râles, qu'il étouffa d'un regard assassin.


Parce que vous devez respecter la Sociétale ! Éclaira Émeryne.

Cela sembla agacer Shinkei.


Ah oui ? Et qu'est-ce que tu sais, toi, à propos de la Sociétale ?

Et Tyon, en bon élève, récita :


Pour faire simple, c'est un modèle de société propre à Natale, c'est pour cette raison qu'on l'appelle Sociétale. Il s'agit d'un système d'entraide commune, qui consiste à rendre acteur de la société chaque citoyen, des plus jeunes aux plus âgés. On entre véritablement dans la vie sociétale une saison après la fin de son cycle primaire, c'est pour cette raison que des jeunes gens, comme toi et moi par exemple, sommes chargés de parrainer une personne plus jeune. L'aider dans ses devoirs, l'accompagner à l'école, ou la ramener. Mais en plus, nous devons trouver, toujours à la fin du cycle primaire, un endroit où effectuer notre Sociétale en tant qu'assistants, durant cinq ans, soit dix saisons. Nous venons de commencer la deuxième, plus que huit ! Conclut-il avec gaieté.


Si tu étais comme ça en classe, tu serais tout le temps le premier, plaisanta une voix dans leur dos.


Zuckine ! S'exclama Émeryne, qui venait de se pencher sur le côté, avant d'être imitée par les autres.

Pavel Zuckine était, de tous les amis de Tyon, le plus effacé, mais aussi le plus curieux. Sa chevelure, d'un noir ébène, ondulée et impeccablement ramenée en arrière, ainsi que ces chemises assorties de gilets, et ces pantalons de toile qu'il portait, trahissaient son côté noble natale. Il avait le teint brun, le regard bienveillant, et son visage était toujours animé par une expression rêveuse. Tyon, Shinkei, et les autres garçons de leur bande, avaient fini par devenir amis avec ce prince charmant des cours de récrés, après une longue période de mise à l'écart justifiée par sa popularité éclipsante.

Lunra, Glouton d'Or, Bombou ( le fé de Shinkei ) et Égluantine, s'étaient empressés d'aller dire bonjour au fé de Zuckine, ou plutôt à ses féees... Car Zuckine faisait partie de ces rares personnes à Natale qui possédaient non pas une mais plusieurs féees...

Les siennes s'appelaient les Cassix, et de mémoire, Tyon n'avait jamais vu des féees sextuplées comme elles. Les Cassix étaient très amusantes, d'abord pour leurs petites querelles, ensuite pour leurs pouvoirs, qui étaient de multiplier les choses selon leur ordre de naissance. Par exemple, la sixième avait le don de sextupler, la cinquième de quintupler, le quatrième de quadrupler, la troisième de tripler, et le second, de dupliquer... Seul le premier avait un don différent : celui d'unifier.

Petits, la bande d'amis adorait leur faire appel afin de multiplier un gâteau ou une friandise et se régaler.


Tiens donc, le Bourgeois Volant, commenta Shinkei, lorsque Zuck les eut atteint. Qu'est-ce que ta prestigieuse sociétale et toi avez prévu de faire aujourd'hui ?

À travers sa remarque, Shinkei faisait référence au Vallègéoport de Natale, berceau de toutes les inventions provinciales, où Zuckine effectuait sa sociétale.


Nous allons enfin débuter le Projet Amélia, annonça-t-il calmement. Et cela nous prendra environ trois saisons.


C'est quoi le Projet Amélia ? Voulut savoir le petit Hance, qui suivait à présent Shinkei, les jambes traînant de fatigue.

Cette scène rappelait désagréablement quelque chose à Tyon, qui ne put s'empêcher de fusiller du regard son ami.


Silence, boulet ! Gronda Shinkei. Tu n'es pas autorisé à parler !


Méchant Shinkei ! Adressa Émeryne en lui tirant la langue.


Le Projet Amélia consiste à créer un modèle révolutionnaire de Vallèges... ( Hance le regarda d'un air confus ). Mais si tu souhaites savoir ce qu'est une Vallège... tu devras encore patienter quelques saisons ! Ajouta Zuckine en souriant, content de cultiver le mystère.


Moi aussi je ferai ma Sociétale au Vallègéoport ! Annonça Hance, résolu.


Mais tu vas te taire, oui ? Lança Shinkei.

Ils poursuivirent tranquillement leur chemin, tandis que leurs féees, Lunra, Égluantine, Bombou, Glouton D'Or, ainsi que les Cassix, discuteffladaient. Leur langage ressemblait plus à des sifflements mélodieux, qui, mêlés aux gazouillis pétillants des oiseaux, plongeaient la bourgade des Arbusines dans un concerto matinal agréable.

Lorsqu'ils eurent enfin atteint l'arc des Arbusines, ils se retrouvèrent face à l'immensité des prairies verdoyantes de Natale, où, au fil du Printemps, émergeraient des hautes herbes de jolies fleurs aux couleurs panachées.

À chaque fois qu'elle atteignait cet endroit avec Tyon, Émeryne ne pouvait s'empêcher de contempler avec émerveillement cette vaste étendue de verdure, où poussaient à l'horizon, de hautes palissades abritant les mystérieux peuples des prairies. Au loin, on distinguait des troupeaux de moas sauvages, fendre les collines et les bois à vive allure, suivis de leurs moasillons. Puis, Émeryne regardait les jeunes garçons et filles courber le torse sur leur monture, avant de céder à cet instinct presque sauvage, qui consistait à s'élancer à pleine vitesse dans l'océan végétal, pour se précipiter vers le Bourg Central qui trônait au milieu des prairies...


1La prononciation correcte est Chinn-Kè.

lundi 14 janvier 2013

Chapitre Introductif : La Maisonnette







Le trajet s'était déroulé dans un silence total. De la bourgade du Mercarel jusqu'aux prairies qui s'étalaient à perte de vue autour d'eux, comme un océan de verdure, Danne et Tyon ne s'étaient pas échangés un mot. À présent, elle ne lui prêtait même plus la moindre attention. Elle était concentrée sur son trajet. Parfois elle baillait, ou alors, elle saisissait à la volée l'un de ces brins d'herbes que la roue arrachait du sol, et la clouait entre ses lèvres. Tyon la regardait avec amusement. Elle avait l'air gentille. Il sentait qu'ils allaient bien s'entendre !

— Qu'est-ce que tu regardes ? Lança-t-elle soudain, en roulant ses yeux sur Tyon.

— ... Rien, répondit-il en souriant. Nous sommes encore loin ?

— J'sais pas.

Elle en avait du sens de l'humour, cette Danne. Enfin, voilà ce que s'imaginait Tyon... Mais il allait se rendre compte très bientôt, que la réalité bien différente. À un moment, un peu fatigué, il avait baillé fort. Danne avait profité de ce geste insolent pour mettre au point quelques détails.

— Bon, nous devons établir certaines règles avant notre arrivée, annonça-t-elle d'un ton grave. Premièrement, tu m'obéiras. Deuxièmement, tu feras la vaisselle après manger. Troisièmement, tu feras le marché. Quatrièmement, tu nettoieras entièrement la Maisonnette une fois par semaine, donc tous les cinq jours1. Et cinquièmement... si jamais j'te surprends en train de fouiner dans ma chambre... j't'en ferai voir de toutes les couleurs. Compris ?

— ... ?

La gorge nouée, Tyon la fixa avec des yeux ronds, se demandant soudain ce qui lui arrivait. Plaisantait-elle ? Où était donc passée la Danne sympathique de tout à l'heure ?


— Mais... mais... je...


— Il n'y a pas de mais qui tienne. Tu le fais, c'est tout, trancha-t-elle.

— Hein ? ! Et toi alors, qu'est-ce que tu feras ? Se révolta Tyon, qui sentait déjà la moutarde lui monter au nez.

— Rien.

Il crut que sa mâchoire allait se décrocher.

— ... Tu étais drôlement plus gentille tout à l'heure, devant mes grands-parents ! Reprocha-t-il, en s'agitant comme un puceron nerveux.

— Il fallait bien.

Il devint blanc comme un linge. Il braqua ses yeux sur la jeune fille, et elle lui rit au nez. Furieux, il commença à rougir. Lunra essaya de le calmer en voletant autour de lui et en gesticulant, mais rien n'y fit. Et soudain, il prononça la phrase de trop. Il était tellement désespéré qu'il l'avait lancée sans vraiment s'en rendre compte :

— Je... je vais le dire !

Pour Danne, cette menace fit le même effet qu'un coup de massue dans le dos. Elle tira brusquement sur les rênes des moas, et la charrette s'arrêta au beau milieu des prairies. Elle se mit à broyer nerveusement la brindille qu'elle avait à la bouche, et braqua ses yeux sur Tyon. Il crut à cet instant que la terre se fendait sous ses pieds. Danne ressemblait maintenant à une ogresse enragée.

— Descends, ordonna-t-elle.

— ... Quoi ?

Elle colla son front contre le sien, écarquilla ses yeux et répéta :

— De-scends !

Terrifié, il s'exécuta. Il bondit et se retrouva les pieds dans les hautes herbes. À ce moment, ce qu'il redoutait se produisit : Danne fit claquer les rênes, et le véhicule fonça...

— ? !... Danne ! Cria-t-il, paniqué. Danne, attends-moi !!!!

À ses appels désespérés, l'adolescente ne répondait qu'en secouant la main.

— Danne ! Daaaaanne !!! Beuglait-il.

Ce fut au cours de ce grand moment de désespoir, que Tyon tira sa première leçon : il ne fallait jamais froisser Danne. Il regarda autour de lui, et réalisa qu'il n'y avait rien d'autre qu'une vaste étendue d'herbes et de fleurs hautes. Une poignée de bourgades, qu'il n'était pas très sûr de connaître, se trouvaient non loin de là. Il y avait aussi des forteresses aux palissades pointues. Bien plus loin, se dressait une muraille immense faite de briques grises qui avait une forme circulaire.

Il savait que celle-ci abritait le Bourg Central. Il était bien tenté d'y aller pour trouver de l'aide, mais il avait un peu peur. Si jamais des sa-buraus, force armée du Bourg, le croisaient seul, ils le ramèneraient très certainement chez lui... au Mercarel. Et lorsque ses grands-parents apprendraient sa mésaventure, ils se réjouiraient secrètement et ne le laisseraient plus jamais partir de la maison...

— Et moi qui voulais jouer les aventuriers... pensa-t-il à mi-voix, abattu.

Lunra flottait à ses côtés, amusé . Il ne se faisait pas beaucoup de souci pour son compagnon, il avait senti dès le début que cette Danne n'avait pas un mauvais fond. Peut-être qu'en l'abandonnant là, elle voulait tout simplement le durcir, et le rendre moins chétif.

Le fé avait toujours su que Tyon n'était pas très courageux, et il se doutait que sans lui, il passerait très certainement ses journées enfermé chez lui. Ce départ de la maison était une bonne occasion de le murir un peu.

Tyon s'éleva sur la pointe des pieds, et scruta l'horizon. Et à sa grande surprise, il aperçut au loin la charrette, aussi minuscule qu'une tache marron dans un océan vert. Danne s'était arrêtée ! Fou de joie, il fonça la rejoindre, mais à peine elle le vit remuer, qu'elle redémarra à vive allure.

— Oh non... Gémit-il. Danne ! Danne ! !

Le petit jeu se poursuivit durant tout le trajet. Quand il s'arrêtait, à bout de souffle, elle l'imitait ; et quand il repartait, elle fonçait de plus belle, bien décidée à le décourager. Et après une course pénible qu'il avait crue sans fin, il avait fini par atteindre l'arc en bois donnant sur une bourgade, blottie à une forêt aussi dense qu'inquiétante. Sur le fronton de l'arc, était gravé le nom de la bourgade.

Bourgade des Arbusines... Lut-il à haute voix, avant de reprendre sa course pour rattraper Danne.

La bourgade des Arbusines ne possédait qu'une seule rue, et à lire ce panneau en bois planté à l'entrée, elle s'appelait Allée des Arbuses. Il y progressa lentement, intimidé. L'émerveillement né de la découverte de ce lieu avait évanoui ses crampes aux jambes. De nombreuses personnes emménageaient. Près des calèches et charrettes stationnées en contrebas des pelouses en pente des maisons, se tenaient des jeunes garçons et filles qui découvraient avec une boule au ventre cet endroit où ils avaient atterri. Beaucoup se demandaient déjà s'ils n'avaient pas fait le mauvais choix. À leurs côtés, voletaient leur féee aux lueurs vives. Quand les petites créatures apercevaient Lunra, elles lui adressaient un signe timide de la main.

Tyon avait vu la charrette de Danne contourner des marches de pierre plates, à l'extrémité de l'Allée des Arbuses, qui conduisaient à la cour d'une maison en retrait par rapport aux autres. Elle était blottie dans une zone déboisée de la forêt, mais entourée d'une palissade d'arbres qui formaient un croissant de lune autour d'elle.

Lorsqu'il franchit à son tour les marches, il se retrouva au milieu d'une vaste et magnifique cour. Elle était recouverte d'un épais manteau végétal fait d'herbes, de pâquerettes, pissenlits et coquelicots. Au fond de la cour, près d'une muraille d'arbres délimitant la forêt, poussaient trois magnifiques amandiers aux branches revêtues de fleurs blanches.

Tyon se promenait en contemplant la maison en bois, haute et fine telle une tour qui trônait majestueusement dans la cour.

— Sympa, non ? Lançait Danne, qui venait d'ouvrir une fenêtre au deuxième étage, comme si de rien n'était. Je suis arrivée il y a quelques semaines, j'ai déjà commencé à m'occuper de certains travaux. Nous finirons le reste à deux.

Tyon la guetta avec méfiance et poursuivit son chemin. À présent, il savait qu'il valait mieux réfléchir à deux fois avant de lui répondre. Lunra survolait les fleurs de la cour. Celles qui n'avaient pas encore éclos, il les enchantait à coup de baguette, et aussitôt elles s'ouvraient, en crachotant leur pollen frais qui alléchait une troupe d'abeilles.

— Peu après, Danne rejoignit Tyon pour lui faire visiter les lieux.

— Voici ta nouvelle maison : la Maisonnette, présenta-t-elle en se promenant dans la cour, un brin d'herbe au bec, pendant que le jeune garçon la suivait à une distance prudente. Comme tu peux le voir, elle est à l'écart de toutes les autres, et nous sommes encerclés par cette espèce de forêt envahissante.

Et cette forêt, Tyon la connaissait. Il s'agissait de la Forêt des Selves. Elle était connue dans Natale pour avoir abrité ces êtres verts, mi-humains mi-végétaux que l'on surnommait Selves, ainsi que des créatures fabuleuses. Vue de la cour de la Maisonnette, leur forêt semblait inaccessible. Elle avait une muraille d'arbres, faite de troncs solidement tressés à l'aide d'énormes racines aériennes, hérissées d'épines pointues.

Voici l'écurie, désigna-t-elle, en indiquant une vieille bâtisse blottie à la Maisonnette, côté bourgade, qui semblait tenir miraculeusement en place malgré les ravages des termites. T'as un moa ? (il secoua la tête). Quand t'en auras un, tu pourras l'installer là. Il suffira de nettoyer un coup.

En suivant un chemin de dalles espacées, ils atteignirent un bassin aquatique. Par-dessus une grosse pierre trônait une petite maison de féee qui aurait été idéale pour Lunra. D'ailleurs, peu après leur passage, le fé l'explorait. Mais curieusement, il s'aperçut que la couleur dominante était le rose. La personne qui l'avait décorée devait s'imaginer qu'elle appartiendrait à une fée.

— C'est beau, confessa Tyon en contemplant les jolis nénuphars, qui flottaient délicatement à la surface du bassin.

— Il y a une rivière non loin de là, avec un peu de chance tu pourras trouver des carpes et les installer là dedans. Ça sera l'occasion de faire connaissance avec les autres gamins du coin, fit-elle. Bon, au boulot maintenant.

Durant toute la matinée, il emménagea dans sa nouvelle chambre, que Danne lui avait laissé choisir.

La Maisonnette possède quatre étages. J'occupe le second, t'es libre de choisir entre les trois autres. La cuisine occupe tout le rez-de-chaussée, annonça-t-elle en le regardant avec indifférence crouler sous le poids des bagages. 

Tyon avait fait le choix du quatrième sans vraiment savoir ce qui l'attendait.

L'intérieur de la Maisonnette était étroit, en plus d'être entièrement en bois. Les pièces étaient de forme carrée, et toutes les portes intérieures étaient coulissantes. Le quatrième étage, comme tous les autres sauf le second, était plongé dans l'obscurité. On ne distinguait que des silhouettes d'armoires poussiéreuses.

Danne fit coulisser la porte de la chambre, puis alla ouvrir les fenêtres. Aussitôt, la puissante lumière du jour s'y engouffra.

Tout n'était que poussière. Les meubles, le lit, le plancher... On aurait cru que personne n'avait mis les pieds ici depuis des saisons. C'était presque effrayant.

— Quelqu'un a déjà vécu ici ? Questionna Tyon, sur un ton ironique.

— Oh oui, répondit calmement Danne, en ramassant un long bâton surmonté d'un crochet rouillé, qui reposait contre une armoire.

— Où est-il maintenant ? Poursuivit-il.

Danne planta le bâton dans le sol et répondit.

— Il est mort. Dans cette pièce...

Tyon sentit un frisson le parcourir.

— Personne n'a jamais retrouvé son corps... P't'être qu'il se trouve sous le lit, ou dans ce manteau de poussière... Fit-elle.

Tyon se demandait une fois de plus ce qui avait pu le pousser à quitter sa chambre douillette pour ce lieu, où chaque nuit en s'endormant il risquait de servir de festin à une famille de souris.

Tiens, apporte-moi cette commode à côté de toi, demanda-t-elle, tandis qu'elle luttait pour passer le crochet du bâton dans une boucle métallique fixée au plafond. Allez dépêche...

Tyon s'activa. Il fit glisser l'objet jusqu'à elle. Danne grimpa dessus et parvint enfin à actionner le mécanisme. Pendant qu'elle faisait tourner le crochet dans la boucle, le double-portillon du plafond s'ouvrit en couinant, provoquant une pluie de poussière.

« Un toit ouvrant ! Se réjouissait Tyon. »

La chambre baignait maintenant dans une lumière vive.

— Les portillons sont un peu rouillés, déclara-t-elle. Mais à force de les utiliser, ça ira mieux. Tiens, il y a aussi...

Danne grimpa agilement au toit et souleva l'échelle qui s'y trouvait. Elle la redressa au-dessus du double portillon ouvert, et l'introduisit dans les rails qui remontaient le mur.

— Active les cales-marches, dit-elle, le visage crispé par l'effort.

Impressionnant. Époustouflant. Rien d'autre ne pouvait exprimer ce que Tyon ressentait en ce moment, debout sur le toit de la Maisonnette, qui semblait être celui du monde. Il avait une vue somptueuse de la Province. Il apercevait le Bourg Central ; les forteresses des prairies ; et cette montagne qui surplombait la Forêt des Selves, sur laquelle trônait, selon la légende, le merveilleux Palais des Songes...

Mais pour l'instant, il n'y avait que la Forêt qui attirait Tyon. Elle semblait si étrange... Ses yeux ne pouvaient s'en détacher. Elle paraissait dégager une force invisible, qui l'attirait... Danne, qui s'en était aperçue, annonça aussitôt une nouvelle règle.

— Je te déconseille de t'en approcher. Mieux que ça, j'te conseille de l'oublier.

Si en temps normal Tyon l'aurait demandé « Pourquoi ? » par pure provocation.

— Si un jour t'as le malheur de me désobéir... Croise les doigts pour que j'te surprenne pas. Parce que si c'est le cas...

Elle se tourna vers lui, plissa un peu plus ses yeux et conclut :

— ... Je te ferai vivre un enfer.


1À Natale, une semaine compte cinq jours.