Si la Salle Basse avait toujours été boudée par la clientèle, hormis Claugie et sa bande, semblables à cinq cafards ( comme les surnommait Danne ) qui ne voulaient pas débarrasser le plancher, il en était tout autre pour celle du dessus. Populaire, chaleureuse, elle était le repère de tous les jeunes de Natale, qui, au petit matin, venaient y réclamer leur lait ou chocolat chaud accompagné de viennoiseries cuites avec tout l'amour de Gretta. Mais en ce début de Printemps, les matinées étaient relativement calmes et paisibles. Les jeunes gens étaient absorbés par leurs sociétales, et n'osaient pointer le museau dehors, à cause des stigmates rigoureux que l'hiver avait laissé.
Ces moments là, Tyon les appréciait particulièrement parce qu'il pouvait monter dans la Salle Haute, rêvasser en contemplant le ciel azur, ou regarder le Bourg s'animer. Tantôt il s'asseyait derrière le comptoir et sommeillait avec Lunra à ses côtés, tantôt il filait avec amusement son fé, quand ce dernier se lançait dans ses expéditions punitives contre Singe. Il lui arrivait aussi de descendre dans la Salle Basse et papoter avec Claugie et sa bande.
Ce matin, comme tant d'autres, ce dernier était assis à sa table favorite, en compagnie de ses fidèles acolytes. Il avait glissé quelques mots à l'oreille de Singe, son macaque-coursier, qui avait accouru au comptoir pour récupérer sa « Prebière »
Tyon s'était arraché aux comptoirs ennuyeux pour rejoindre Claugie et sa bande, afin de se laisser distraire par leurs récits et débats humano-scientifico-cosmologico-philosophiques. Autoproclamée les « Mousquebières », elle était constituée de cinq bonhommes. Autour de la table ronde, on trouvait Claugie, précepteur de ce jeune homme frêle assis à côté de lui, et nommé Krobel. Il avait le visage très pâle, criblé de tâches aussi rousses que sa chevelure à grandes boucles. Autrefois, selon ses dires, il était fiancé à une jolie demoiselle de bonne famille, jusqu'à ce jour où son beau-père, un baron fort sévère, découvrit que derrière ce prétendu noble héritier de châteaux et héros de guerre, se cachait un aigrefin qui n'en était pas à son premier coup d'essai. Le haut gradé que le baron était n'y était pas allé par quatre chemins : il l'avait chassé à coups de pieds dans le derrière, et avait lâché sur lui ses chiens de chasse.
À côté du malheureux Krobel, on trouvait Lerond, grand bonhomme haut d'un mètre quatre vingt dix, aussi robuste et nerveux qu'un gorille dans force de l'âge. Son crâne chauve était orné d'une couronne de poils hérissés, qui lui donnaient un certain air comique. Il avait le cou aussi robuste que celui d'un bœuf, et le ventre rond et fort. Lerond était le grand rival de Claugie, au cours de leurs débats animés ; et bien sûr, lui aussi était précepteur. Son élève était ce bonhomme nommé Asparag, mince à tête de fouine, qui aimait plus que tout en découdre avec Krobel.
En réalité, tous aimaient cela. Lorsque les mots n'étaient plus assez forts, ils faisaient appel aux bras, aux poings, aux pieds, sans oublier les chaises et les tables. C'était pour cette raison que chaque début de semaine, Jarvet leur priait de lui remettre une caution, pour le mobilier qu'ils casseraient au cours de leurs rixes.
Curieusement, au milieu de tout cela, il y en avait un qui sortait du lot : Amaldinn. En permanence coiffé d'un turban souvent blanc, il s'agissait du sage de la bande qui évitait le conflit, et qui prétendait pouvoir communiquer avec les rêves. Il avait le teint mat, le contour des yeux noircis, et à ses oreilles pendaient deux boucles d'oreilles auxquelles perlaient respectivement un grenat et un péridot. Il avait la voix apaisante, presque soporifique. D'après ce que Tyon avait saisi d'une de leur conversation, il était originaire d'un sultanat lointain, situé dans les alentours de la province d'Eauclaire.
Les concerts des cloches du Bourg Central, à onze heures, sonnaient comme une délivrance pour Tyon et les autres sociétales. Car au même moment, Gretta martelait sa louche contre l'une de ses grosses marmites, annonçant que le repas était prêt.
— À table ! ! Criait-elle.
Et la petite famille se précipitait à la cuisine du Bar-raB, au deuxième étage, où ils s'attablaient et se goinfraient ( principalement les garçons ) à en faire bondir le nombril.
Les après-midis étaient synonymes de réel début du travail, car c'était à ce moment que les clients affluaient dans la Salle Haute, au grand dam de la Basse. Il s'agissait surtout de jeunes gens issus tout droit de leur sociétale, et pour qui il n'y avait rien de mieux qu'un bon verre autour d'une table avec des amis, pour décompresser.
Tyon s'était vu accorder l'honneur, quelques temps après le début de sa sociétale au Bar-raB, d'innover en terme de boissons de la Salle Haute, ce qui avait fortement contribué à la renommée de la taverne auprès des jeunes. Au cours de sa première saison, il avait pris l'habitude de consacrer quelques heures à mettre au point des recettes ( avec l'assistance de Danne ) ; et parmi celles qui remportaient le plus de suffrages, on trouvait : le Cara-Meuh-Lait, le Choco-Lacté, le Thécaféiné, le Miel'Œufs ( le Moa'l'Œufs ayant été abandonné ), et sans oublier le Mâche-Mal'eau.
La décoration de la salle était assez sobre ; pour distraction on ne trouvait que ces cinq jeux de fléchettes répartis sur les murs arrondis, que bien plus d'une fois Jarvet avait voulu faire retirer à cause des dégâts causés par des joueurs un peu maladroits ; ainsi que des paquets de cartes.
Tyon, derrière le comptoir, était submergé de travail et regrettait déjà ses siestes matinales. Il se tournait, pour agripper une bouteille de nectar ou de sirop de caramel sur l'étagère, et au moment où se retournait, le nombre de clients avait presque doublé. À cela, il fallait ajouter cette myriade de féees, qui flottaient un peu partout dans la salle telles des bulles colorées et intenables ; ainsi que l'impatience des jeunes gens.
— Un Cara-Meuh-Lait !
— Un Mâche-Mal'eau !
— Avec ou sans sucre ?
Tyon entrouvrit la porte qui se trouvait à la gauche du comptoir, et qui donnait directement sur la réserve, dans laquelle Danne se trouvait. La pièce, à l'origine spacieuse, semblait recroquevillée à cause des mobiliers et tonneaux vides qui s'y entassaient. La lumière y était quasiment ingrate, et le sol recouvert de miettes et de poussière, pour le plus grand bonheur des insectes qui y vivaient.
Comme d'habitude, Danne était affalée dans un fauteuil, les chevilles reposant sur le dossier d'une chaise, en train de bouquiner malgré la faible lueur.
— Tu pourrais venir m'aider au moins, indiqua Tyon.
L'adolescente abaissa son livre et leva ses yeux paresseux sur le jeune garçon.
— T'as pas oublié de rajouter quelque chose ? Fit-elle, en faisant danser son cure-dent sur ses lèvres.
Tyon hocha la tête et soupira. C'était bien d'elle de lui imposer ce genre d'exigences humiliantes.
— S'il-te-plaît-Danne-pourrais-tu-venir-m'aider-au-comptoir ? Récita-t-il d'un ton amer.
— Non.
— Mais je...
— ... t'avais prévenu, abrégea-t-elle.
Découragé, il ferma doucement la porte. Il savait que tout cela était dû au fait qu'il avait osé s'aventurer un jour dans la Forêt des Selves, et qu'elle l'avait surpris.
Soudain, il eut la vision de ce qu'il avait aperçu ce matin. En songeant seulement au bonheur qu'allaient être ces retrouvailles il sourit, et cela le détermina encore plus à finir rapidement sa journée. Le cadran solaire que l'on apercevait de cette fenêtre à droite, affichait trois heures et demi. Dans une demi-heure, sa journée de Sociétale prendrait fin, et il serait en route pour le lieu enchanté...
— Un nectar de fraise...
— ... et un verre de lait frappé au blé moulu !
Des commandes pareilles, il n'y avait que deux personnes qui les passaient au Bar-raB :
— Oma ! Estrine ! S'écria de joie Tyon en voyant un garçon enrobé et blond, et une fille rousse à couettes, aux yeux verts et pétillants.
Il se dépêcha de servir les autres clients, qui partirent en grommelant, afin de papoter tranquillement avec ses amis.
— Comment allez-vous ? Quelles sont les nouvelles dans vos sociétales passionnantes ? Interrogea-t-il d'une voix imprégnée d'une certaine ironie.
— Aujourd'hui, avec Pôpa, on a acheté cinq môas domestiques ! S'enorgueillit Oma Dumoa, en frottant ses ongles crasseux sur son inséparable salopette. Pôpa veut se lancer dans le dressage des môas.
Contrairement à son père Amo Dumoa, Oma Dumoa n'était pas connu pour être l'un des meilleurs fermiers de Natale. Il l'était pour être ce bonhomme grand et enrobé, faisant une bonne tête ( tête dominée par cette coupe ridicule en queue de poule qu'il ramenait à l'avant ) de plus que ses amis, et qui était le souffre-douleur des brutes... et de Shinkei. En présence de sa famille, ou en parlant d'eux, il avait l'habitude de prendre cet espèce d'accent grotesque, qu'avaient les fermiers natales. Oma Dumoa avait été le précurseur de cette boisson vouée à l'échec qu'était le Moa'l'Œufs. Suite à des accusations de moannibalisme, elle avait dû être retirée de la carte.
— Et toi Estrine ? Questionna Tyon à cette jeune fille, assise à sa place favorite, c'est à dire sur le comptoir.
— Moi, ça a été que moaquitation, moaquitation et moaquitation encore ! Gazouilla-t-elle en secouant ses bras pâles dans tous les sens. C'était rigolo ! Mais il m'ont beaucoup énervé aussi.
Estrine était complètement l'opposé d'Oma Dumoa. Si d'apparence elle pouvait avoir l'air d'être « normale », avec ses cheveux roux à couettes, c'en était tout autre de sa personnalité. Elle était ce genre de spécimen rare que l'on ne trouvait qu'à l'unité dans les cours de récrés ; du genre à crier au lieu de parler, hurler au lieu de rire, et glousser quand il fallait se taire. Tyon l'avait toujours connue comme étant pieds nus en toute circonstance, dans la rue, au Bar-raB, ou à l'école ; et si les instituteurs s'y étaient fait, ce n'était pas du tout le cas de ses parents, bien au contraire. Les bourgeois natales qu'ils étaient, avaient songé plus d'une fois à la confier ( surtout sa pauvre mère, qui culpabilisait nuit et jour d'avoir pondu un œuf aussi étrange ). Pour la préservation de leur réputation, ils avaient cessé de l'amener avec eux aux réceptions, anniversaires ou retrouvailles familiales, là-bas, dans les maisons et châteaux de campagne. Elle était la cadette du groupe, âgée d'à peine dix ans et demi, tandis que les autres ne dépassaient pas les treize ans.
Tyon hocha le tête et sourit en écoutant ses plaintes.
— Tu sais Estrine, beaucoup auraient aimé effectuer leur sociétale au Centre Moaequestre de Natale, plaisanta-t-il.
— C'est vrai. Mais t'aurais dû les voir aujourd'hui ! Estrine, les demoiselles ça ne moavauche pas ; Estrine il fait mettre une selle ; Estrine il faut porter des bottes ; Estrine il ne faut pas s'agiter, Piailla-t-elle avant d'éclater de rire bruyamment, s'attirant tous les regards.
— Pourquoi ne pas effectuer ta sociétale avec Oma, à la ferme ? Ils sont gentils là-bas, ironisa Tyon, en plus, ils aiment les moas...
— Je ne suis pas sûre qu'Estrine soit moannibale, plaisanta une fille aux cheveux marron, en prenant place à côté d'Oma.
— Salut Rose ! Pépia Estrine, qui tambourinait ses talons contre le comptoir.
La sœur de Tyon était accompagnée d'une fille qui ne laissait pas certains indifférents, dans la salle. Elle était brune, avec des yeux joliment bridés, hérités de son père, et d'un vert discret, emprunté à sa mère. Il s'agissait de Kismine, une amie de Rose, qui faisait aussi partie de la bande d'amis. Réservée, elle s'assit et se contenta de leur adresser un timide signe de la main.
— Je ne suis pas moannibale ! Se défendit Oma.
— Toi ? Pas moannibale ? Lança-t-on. Laisse moi rire.
Shinkei et Zuck venaient d'arriver à leur tour. Ils avaient emprunté l'entrée secondaire de la Salle Haute.
Le fait d'avoir sa bande d'amis réunie était toujours synonyme de moments agréables pour Tyon. Il appréciait la bonne humeur de chacun, leurs disputes récurrentes, les sujets de moqueries comme le moannibalisme supposé d'Oma - tous se doutaient qu'il faisait partie de ces gens à Natale, qui consommaient cette viande sacrée pour beaucoup -, ou les ragots concernant d'autres jeunes. Bien sûr, ils n'étaient pas au complet cet après-midi, il en manquait un : Daghet. Il était probablement retenu par sa sociétale. À eux tous, ils formaient la Bande des Huit.
Lunra et ses amis féees s'étaient mis à exécuter des vols circulaires, pour témoigner de leur joie des retrouvailles. Mélu était la fée de Rose ; Moarguerite, la fée dresseuse de moasillons était celle d'Oma ; Amarrante celle d'Estrine ; et enfin Mimosage, la fée à la timidité maladive, était celle de Kismine.
Les Cassix, féees de Zuckine, avaient commencé à se chamailler quand était venu le moment de racontefflader leur journée. Cassun - celui des six qui avait le don d'unifier - n'appréciait pas le fait que son frère et ses sœurs lui volent la vedette. Une petite bagarre s'en était suivie, mêlant enchantements par ci et par là. Moarguerite aurait bien voulu les séparer, mais hélas, son pouvoir était de dresser des moasillons et non des féees... Mélu et Lunra étaient impuissants, Bombou le fé de Shinkei était bien tenté de lancer dans la mêlée une bombenette pour les calmer ; et quant à Amarrante, elle riait aux éclats. Seule Mimosage était restée à l'écart, toute rouge de honte sans que l'on ne sache réellement pourquoi. Il fallut que Lunra la raisonne afin qu'elle mette fin à la petite bagarre.
D'un coup de baguette, les Cassix redevinrent sages comme des images. Ils étaient tous amusants, bruns avec des cheveux couleur cassis, et vêtus de salopettes, garçons comme filles. Mais il fallait voir dans quel état ils étaient... Leurs enchantements les avait multiplié par dizaines, si bien qu'il fallut que Cassun les unifie. Leur petite querelle avait amusé les amis ainsi que Tyon, qui se levait en ce moment même. Les cloches du Bourg Central s'étaient mises à sonner les quatre heures, le délivrant de sa journée de Sociétale. Il salua rapidement Oma, Estrine, Rose, Kismine, Shinkei et Zuckine, et après avoir averti Danne de son départ, il se précipita hors de la Salle. L'heure de se rendre dans la Forêt des Selves était venue !
— Hardie ! ! Avertit-il en se jetant sur le mât, avant de se laisser glisser.
Il passa du premier étage au sous-sol après avoir actionné en glissant, le mécanisme d'ouverture du plancher. Au moment où il atterrit sur son moa, il fit claquer ses rênes, ce dernier huerqua puissamment, et jaillit tel un éclair hors des écuries.
À la Maisonnette Hardie ! ! Indiqua-t-il, et son moa fonça immédiatement.
À cette période de la journée, les rues du Bourg Central s'inondaient de gens, tous enfin délivrés d'une épuisante journée de travail. Lorsqu'ils croisaient cette flèche folle lancée à toute vitesse dans l'avenue des Jasmins, ils sursautaient et étouffaient des cris. Pourtant, Tyon savait pertinemment qu'il était défendu de chevaucher un moa aux heures de pointes. Mais aujourd'hui, il n'en avait que faire. Natale lui avait confisqué une journée, et il était hors de question qu'elle lui ravisse cette fin d'après-midi. Il brûlait d'impatience de rejoindre ses autres amis, après une saison interminable d'hivernation
1. Et cela valait la peine qu'il brave tous les interdits. Y compris ignorer ce vieil homme en uniforme, appartenant au Clan Sa-Burau, force armée du Bourg Central, qui le poursuivait à pied en lui ordonnant de s'arrêter.
1L'hivernation ( anciennement hivertnation ) est l'hibernation des êtres végétaux de la Forêt des Selves, d'où la présence du terme « vert », dans l'orthographe initiale.