jeudi 28 février 2013

La Forêt des Selves (partie 1)



Lorsqu'il pénétra dans la bourgade des Arbusines, Tyon croisa quelques jeunes gens sur leurs montures, qui, comme lui, qui rentraient chez eux après une journée de sociétale. Il suffisait de voir leurs visages souvent ramollis par la fatigue, pour qu'il réalise quelle chance il avait d'être au Bar-raB. En atteignant le niveau de la maison d'Émeryne, où il crut voir une silhouette remuer, il enfonça sa tête dans les épaules et Hardie pressa le pas.

Comme beaucoup d'autres bourgades à Natale, les Arbusines accueillaient nombre de sociétales, qui avaient quitté leur maison familiale pour tenter l'aventure en solitaire. Et il valait mieux pour eux de faire profil bas, devant celui que l'on surnommait le Chef ( bien qu'il avait horreur de ce terme ). Il s'agissait du Premier Secrétaire du Conseil de la Bourgade des Arbusines ; il était connu pour sa sévérité ( envers le Sociétales ) ainsi que sa petite silhouette, que l'on repérait de loin, et qui pivotait souvent telle une girouette.

En remontant l'Allée des Arbuses, Tyon aperçut sa tête, décorée d'une couronne de cheveux gris, qui semblait vaciller anormalement sur ses épaules, tandis qu'il remontait les bretelles à un mauvais travailleur.

Beaucoup étaient répartis le long de l'allée, équipés de pelles et de seaux, occupés à déblayer la nappe boueuse qui avait dégouliné des arbres voisins. Et à voir leur progression, ils avaient dû commencer depuis un moment. Lorsqu'il eût dépassé le Chef, Tyon ne put s'empêcher de sourire de satisfaction. Il ne l'avait même pas remarqué.

— Vous là bas ! Oui vous, le garçon au moa ! Interpella une voix pointue et autoritaire à la fois. Attendez !

— Non Hardie, ralentis... Demanda Tyon, alors que son moa allait détaler.

Il se retourna et aperçut l'homme avancer d'un pas pressé vers lui. Malgré le fait qu'il était en plein travail, le Chef était habillé d'une façon toujours aussi stricte : il portait un pantalon de toile et une chemise à gilet fermement boutonnée jusqu'au cou. Il dévisagea Tyon avec sévérité, écarquillant ses yeux.

— Que faites vous ici, Tyon ? Questionna-il d'une voix stricte.

— J'ai terminé ma journée, répondit-il calmement.

Vous avez fait vite, dites-donc. Du Bourg Central à la Bourgade en si peu de temps... Vos journées finissent à quatre heures, si je ne me trompe, rappela-t-il en louchant sur le cadran solaire dominant les Arbusines depuis la Maisonnette. Vous avez mis cinq minutes. J'espère que vous n'avez pas eu recours à votre oiseau pour échapper aux bouchons. Nous en avons assez de payer vos amendes ici !

Une fois de plus, le Chef adoptait sa stratégie habituelle. Lorsqu'il ne surprenait pas Tyon en pleine bêtise, il fallait qu'il lui en rappelle une, et dans ce cas précis, il s'agissait des amendes qu'il écopait souvent. Pourtant, il voulait les régler lui même, mais la Charte de la Sociétale était bien claire en ce point : « La bourgade est responsable du sociétale qu'elle accueille ».

— Bien. Partez atteler votre espèce de pigeon de course... ( Hueirk ! )...Silence ! Siffla-t-il en défiant le moa du regard. Attelez-le et venez nous rejoindre. Nous avons besoin de bras pour déblayer les fientes de cette forêt répugnante. L'heure tourne, et cette chose se solidifie de plus en plus.

« Oh non ! » pensa Tyon. « Il ne manquait plus que ça... »

— Comment ? Vous n'avez pas l'air d'accord... Aviez vous quelque chose de prévu, comme aller rendre visite à ces poireaux humains ? Questionna le Chef, qui faisait allusion à ses voyages précédents dans la Forêt des Selves.

Dans le passé, le Chef l'avait souvent surpris à s'infiltrer dans la Forêt des Selves. Si au début il avait voulu le faire renvoyer des Arbusines, il avait très vite réalisé, qu'il lui serait plus rentable d'avoir cet élément perturbateur ici, afin de mieux lui inculquer l'autorité et la soumission.

— Non, non, je n'avais rien de prévu, se contenta de répondre Tyon, en resserrant ses mains sur les rênes de Hardie.

À la bonne heure. Filez et revenez ! Ordonna-t-il en retournant à ses occupations.

Tandis que le Chef s'en prenait à Tyon, les travailleurs en avaient profité pour s'accorder une pause. Depuis environ dix heures du matin, ils travaillaient sans relâche, sous les ordres de leur bourreau. Lorsqu'ils le virent se retourner, ils paniquèrent et reprirent immédiatement le boulot, terrifiés.

— Sois sage Hardie, dit Tyon en lui tapotant le bec, une fois qu'ils étaient rentrés. Je ne t'attache pas, mais ne fais pas de bêtises.

Debout, au milieu de la cour, Tyon examinait la Forêt qui se trouvait devant lui. Elle formait presque un anneau autour de la Maisonnette, et d'après ce qu'il avait entendu, celle-ci était la première construction humaine, à être bâtie en ces lieux. Sa forme élevée laissait penser qu'autrefois, elle servait de point d'observation.

L'accès le plus direct à la Forêt, aurait pu être de grimper à ces arbres qui se dressaient devant lui, mais malheureusement... il y avait un problème de poids qui rendait cette option impossible : la muraille était constituée d'arbres solidement tressés les uns aux autres par d'énormes racines aériennes, hérissées d'épines empoisonnées. Un mouvement maladroit et c'était l'agonie suivie d'une mort assurée. On racontait, aux Arbusines, qu'avant que Tyon n'emménage, un adolescent y avait laissé la vie. Le seul fait de penser à cela, noua douloureusement l'estomac de Tyon.

D'ordinaire, pour se rendre dans la forêt désenchantée, il empruntait une barque, près du Bois Arbusé, qu'il avait dissimulée à hauteur de ces gens qui étaient actuellement en train de déblayer. Mais aujourd'hui, les choses étaient un peu complexes...

— Je vais donc devoir faire appel à l'une de mes ruses de secours.. Chuchota-t-il en souriant malicieusement, tandis que Lunra flottait à ses côtés, amusé. Hardie... Approche.

Lorsque le Chef le vit revenir d'un pas traînard, il le fusilla du regard.

— Vous en avez mis du temps ! Gronda-t-il, en lui tendant un seau et une pelle. Tenez ! Pour être arrivé en retard, vous irez vous installer là-bas, plus au Nord, la boue y est généreuse. Amusez-vous bien !

Sans broncher, Tyon prit les objets, et s'éloigna. Comme dit précédemment, l'Allée des Arbuses était cernée d'un côté par un ruban d'arbres, qui faisaient encore partie de la Forêt des Selves. Et, à l'extrémité de celui-ci, du côté opposé de la Maisonnette, s'érigeait ce que l'on appelait le Bois Arbusé.

Ce dernier ne se transformait jamais en pierre. Il était aussi ombrageux qu'agréable, et il faisait bon d'y pique-niquer en Été. Il était sillonné par une rivière, où Tyon allait souvent pêcher. Et en plus des poissons et crustacés appétissants qu'elle abritait, elle se révélait être une entrée de choix : elle s'engouffrait dans un tunnel sombre, qui progressait sous le ruban d'arbres, et conduisait donc à... la Forêt des Selves.

Tyon s'était posé non loin de l'entrée du Bois Arbusé, face à la rivière. La boue avait dégouliné jusque là, et trois personnes, à quelques mètres de lui, suaient en la ramassant.

Il posa délicatement son seau à terre, s'équipa des gants qui s'y trouvaient, et s'arma de la pelle. En travaillant, il épiait la conversation des trois gens. Ils se plaignaient de ce phénomène, et disaient qu'il fallait trouver une solution à cela.

— Assez ! Je pense qu'on devrait écrire au gouvernant de la Province, avança l'un, qui ressemblait à une musaraigne.

— Quoi ? Le Viceroy Jarlighet ?... Tu crois qu'il a quelque chose à faire de cette forêt... ? Il la méprise, comme tant d'autres dans cette province, et jamais il ne ferait quelque chose en sa faveur. N'oublie pas que beaucoup de natales ont perdu des proches... là-bas... Rappela un autre, mince et long.

— De toute façon, ces Selves sont déjà bien assez maudits comme ça... Si vous voyez de quoi je parle, sous-entendit un autre, avec une tête de phacochère, avant qu'ils ne se mettent à ricaner.

Tyon s'était interrompu pour écouter leur flots de bêtises, et s'amusait de leur ignorance. Soudain, ils s'en rendirent compte.

— Hé petit ! Qui est-ce que tu regardes comme ça ? Grogna le phacochère.

Tyon sourit de malice, enrageant encore plus les brutes. Au moment où ils allaient s'approcher de lui...

— HUEIRK-HUEIRK-HUEIRK-HUEIRK-HUEIRK ! ! !

Des huerquements explosèrent dans l'Allée des Arbuses. Ils étaient si puissants qu'ils en glaçaient le sang. « Bien joué Hardie ! ! » acclamait intérieurement Tyon. Le moa dévalait l'allée à vive allure, zigzaguant comme un fou, huerquant jusqu'à s'époumoner.

— ATTRAPEZ-LE ! ! Aboya le Chef, au bord de l'apoplexie.


Mais personne n'osa s'approcher de cette flèche sans queue ni tête. Il les terrorisait tous. Et soudain, à l'issue d'une trentaine de secondes de tintamarre, Hardie s'arrêta. Personne ne comprit ce qui venait de se passer. Et les trois brutes comprirent encore moins comment, lorsqu'ils s'étaient retournés, le jeune garçon de tout à l'heure, s'était tout simplement... volatilisé.

vendredi 15 février 2013

Chapitre II : Le Bar-raB (partie2)




Si la Salle Basse avait toujours été boudée par la clientèle, hormis Claugie et sa bande, semblables à cinq cafards ( comme les surnommait Danne ) qui ne voulaient pas débarrasser le plancher, il en était tout autre pour celle du dessus. Populaire, chaleureuse, elle était le repère de tous les jeunes de Natale, qui, au petit matin, venaient y réclamer leur lait ou chocolat chaud accompagné de viennoiseries cuites avec tout l'amour de Gretta. Mais en ce début de Printemps, les matinées étaient relativement calmes et paisibles. Les jeunes gens étaient absorbés par leurs sociétales, et n'osaient pointer le museau dehors, à cause des stigmates rigoureux que l'hiver avait laissé.

Ces moments là, Tyon les appréciait particulièrement parce qu'il pouvait monter dans la Salle Haute, rêvasser en contemplant le ciel azur, ou regarder le Bourg s'animer. Tantôt il s'asseyait derrière le comptoir et sommeillait avec Lunra à ses côtés, tantôt il filait avec amusement son fé, quand ce dernier se lançait dans ses expéditions punitives contre Singe. Il lui arrivait aussi de descendre dans la Salle Basse et papoter avec Claugie et sa bande.

Ce matin, comme tant d'autres, ce dernier était assis à sa table favorite, en compagnie de ses fidèles acolytes. Il avait glissé quelques mots à l'oreille de Singe, son macaque-coursier, qui avait accouru au comptoir pour récupérer sa « Prebière »

Tyon s'était arraché aux comptoirs ennuyeux pour rejoindre Claugie et sa bande, afin de se laisser distraire par leurs récits et débats humano-scientifico-cosmologico-philosophiques. Autoproclamée les « Mousquebières », elle était constituée de cinq bonhommes. Autour de la table ronde, on trouvait Claugie, précepteur de ce jeune homme frêle assis à côté de lui, et nommé Krobel. Il avait le visage très pâle, criblé de tâches aussi rousses que sa chevelure à grandes boucles. Autrefois, selon ses dires, il était fiancé à une jolie demoiselle de bonne famille, jusqu'à ce jour où son beau-père, un baron fort sévère, découvrit que derrière ce prétendu noble héritier de châteaux et héros de guerre, se cachait un aigrefin qui n'en était pas à son premier coup d'essai. Le haut gradé que le baron était n'y était pas allé par quatre chemins : il l'avait chassé à coups de pieds dans le derrière, et avait lâché sur lui ses chiens de chasse.

À côté du malheureux Krobel, on trouvait Lerond, grand bonhomme haut d'un mètre quatre vingt dix, aussi robuste et nerveux qu'un gorille dans force de l'âge. Son crâne chauve était orné d'une couronne de poils hérissés, qui lui donnaient un certain air comique. Il avait le cou aussi robuste que celui d'un bœuf, et le ventre rond et fort. Lerond était le grand rival de Claugie, au cours de leurs débats animés ; et bien sûr, lui aussi était précepteur. Son élève était ce bonhomme nommé Asparag, mince à tête de fouine, qui aimait plus que tout en découdre avec Krobel.

En réalité, tous aimaient cela. Lorsque les mots n'étaient plus assez forts, ils faisaient appel aux bras, aux poings, aux pieds, sans oublier les chaises et les tables. C'était pour cette raison que chaque début de semaine, Jarvet leur priait de lui remettre une caution, pour le mobilier qu'ils casseraient au cours de leurs rixes.

Curieusement, au milieu de tout cela, il y en avait un qui sortait du lot : Amaldinn. En permanence coiffé d'un turban souvent blanc, il s'agissait du sage de la bande qui évitait le conflit, et qui prétendait pouvoir communiquer avec les rêves. Il avait le teint mat, le contour des yeux noircis, et à ses oreilles pendaient deux boucles d'oreilles auxquelles perlaient respectivement un grenat et un péridot. Il avait la voix apaisante, presque soporifique. D'après ce que Tyon avait saisi d'une de leur conversation, il était originaire d'un sultanat lointain, situé dans les alentours de la province d'Eauclaire.

Les concerts des cloches du Bourg Central, à onze heures, sonnaient comme une délivrance pour Tyon et les autres sociétales. Car au même moment, Gretta martelait sa louche contre l'une de ses grosses marmites, annonçant que le repas était prêt.

— À table ! ! Criait-elle.

Et la petite famille se précipitait à la cuisine du Bar-raB, au deuxième étage, où ils s'attablaient et se goinfraient ( principalement les garçons ) à en faire bondir le nombril.

Les après-midis étaient synonymes de réel début du travail, car c'était à ce moment que les clients affluaient dans la Salle Haute, au grand dam de la Basse. Il s'agissait surtout de jeunes gens issus tout droit de leur sociétale, et pour qui il n'y avait rien de mieux qu'un bon verre autour d'une table avec des amis, pour décompresser.

Tyon s'était vu accorder l'honneur, quelques temps après le début de sa sociétale au Bar-raB, d'innover en terme de boissons de la Salle Haute, ce qui avait fortement contribué à la renommée de la taverne auprès des jeunes. Au cours de sa première saison, il avait pris l'habitude de consacrer quelques heures à mettre au point des recettes ( avec l'assistance de Danne ) ; et parmi celles qui remportaient le plus de suffrages, on trouvait : le Cara-Meuh-Lait, le Choco-Lacté, le Thécaféiné, le Miel'Œufs ( le Moa'l'Œufs ayant été abandonné ), et sans oublier le Mâche-Mal'eau.

La décoration de la salle était assez sobre ; pour distraction on ne trouvait que ces cinq jeux de fléchettes répartis sur les murs arrondis, que bien plus d'une fois Jarvet avait voulu faire retirer à cause des dégâts causés par des joueurs un peu maladroits ; ainsi que des paquets de cartes.

Tyon, derrière le comptoir, était submergé de travail et regrettait déjà ses siestes matinales. Il se tournait, pour agripper une bouteille de nectar ou de sirop de caramel sur l'étagère, et au moment où se retournait, le nombre de clients avait presque doublé. À cela, il fallait ajouter cette myriade de féees, qui flottaient un peu partout dans la salle telles des bulles colorées et intenables ; ainsi que l'impatience des jeunes gens.

— Un Cara-Meuh-Lait !

— Un Mâche-Mal'eau !

— Avec ou sans sucre ?

Tyon entrouvrit la porte qui se trouvait à la gauche du comptoir, et qui donnait directement sur la réserve, dans laquelle Danne se trouvait. La pièce, à l'origine spacieuse, semblait recroquevillée à cause des mobiliers et tonneaux vides qui s'y entassaient. La lumière y était quasiment ingrate, et le sol recouvert de miettes et de poussière, pour le plus grand bonheur des insectes qui y vivaient.

Comme d'habitude, Danne était affalée dans un fauteuil, les chevilles reposant sur le dossier d'une chaise, en train de bouquiner malgré la faible lueur.

— Tu pourrais venir m'aider au moins, indiqua Tyon.

L'adolescente abaissa son livre et leva ses yeux paresseux sur le jeune garçon.

— T'as pas oublié de rajouter quelque chose ? Fit-elle, en faisant danser son cure-dent sur ses lèvres.

Tyon hocha la tête et soupira. C'était bien d'elle de lui imposer ce genre d'exigences humiliantes.

— S'il-te-plaît-Danne-pourrais-tu-venir-m'aider-au-comptoir ? Récita-t-il d'un ton amer.

— Non.

— Mais je...

— ... t'avais prévenu, abrégea-t-elle.

Découragé, il ferma doucement la porte. Il savait que tout cela était dû au fait qu'il avait osé s'aventurer un jour dans la Forêt des Selves, et qu'elle l'avait surpris.

Soudain, il eut la vision de ce qu'il avait aperçu ce matin. En songeant seulement au bonheur qu'allaient être ces retrouvailles il sourit, et cela le détermina encore plus à finir rapidement sa journée. Le cadran solaire que l'on apercevait de cette fenêtre à droite, affichait trois heures et demi. Dans une demi-heure, sa journée de Sociétale prendrait fin, et il serait en route pour le lieu enchanté...

— Un nectar de fraise...

— ... et un verre de lait frappé au blé moulu !

Des commandes pareilles, il n'y avait que deux personnes qui les passaient au Bar-raB :

— Oma ! Estrine ! S'écria de joie Tyon en voyant un garçon enrobé et blond, et une fille rousse à couettes, aux yeux verts et pétillants.

Il se dépêcha de servir les autres clients, qui partirent en grommelant, afin de papoter tranquillement avec ses amis.

— Comment allez-vous ? Quelles sont les nouvelles dans vos sociétales passionnantes ? Interrogea-t-il d'une voix imprégnée d'une certaine ironie.

— Aujourd'hui, avec Pôpa, on a acheté cinq môas domestiques ! S'enorgueillit Oma Dumoa, en frottant ses ongles crasseux sur son inséparable salopette. Pôpa veut se lancer dans le dressage des môas.

Contrairement à son père Amo Dumoa, Oma Dumoa n'était pas connu pour être l'un des meilleurs fermiers de Natale. Il l'était pour être ce bonhomme grand et enrobé, faisant une bonne tête ( tête dominée par cette coupe ridicule en queue de poule qu'il ramenait à l'avant ) de plus que ses amis, et qui était le souffre-douleur des brutes... et de Shinkei. En présence de sa famille, ou en parlant d'eux, il avait l'habitude de prendre cet espèce d'accent grotesque, qu'avaient les fermiers natales. Oma Dumoa avait été le précurseur de cette boisson vouée à l'échec qu'était le Moa'l'Œufs. Suite à des accusations de moannibalisme, elle avait dû être retirée de la carte.

— Et toi Estrine ? Questionna Tyon à cette jeune fille, assise à sa place favorite, c'est à dire sur le comptoir.

— Moi, ça a été que moaquitation, moaquitation et moaquitation encore ! Gazouilla-t-elle en secouant ses bras pâles dans tous les sens. C'était rigolo ! Mais il m'ont beaucoup énervé aussi.

Estrine était complètement l'opposé d'Oma Dumoa. Si d'apparence elle pouvait avoir l'air d'être « normale », avec ses cheveux roux à couettes, c'en était tout autre de sa personnalité. Elle était ce genre de spécimen rare que l'on ne trouvait qu'à l'unité dans les cours de récrés ; du genre à crier au lieu de parler, hurler au lieu de rire, et glousser quand il fallait se taire. Tyon l'avait toujours connue comme étant pieds nus en toute circonstance, dans la rue, au Bar-raB, ou à l'école ; et si les instituteurs s'y étaient fait, ce n'était pas du tout le cas de ses parents, bien au contraire. Les bourgeois natales qu'ils étaient, avaient songé plus d'une fois à la confier ( surtout sa pauvre mère, qui culpabilisait nuit et jour d'avoir pondu un œuf aussi étrange ). Pour la préservation de leur réputation, ils avaient cessé de l'amener avec eux aux réceptions, anniversaires ou retrouvailles familiales, là-bas, dans les maisons et châteaux de campagne. Elle était la cadette du groupe, âgée d'à peine dix ans et demi, tandis que les autres ne dépassaient pas les treize ans.

Tyon hocha le tête et sourit en écoutant ses plaintes.

— Tu sais Estrine, beaucoup auraient aimé effectuer leur sociétale au Centre Moaequestre de Natale, plaisanta-t-il.

— C'est vrai. Mais t'aurais dû les voir aujourd'hui ! Estrine, les demoiselles ça ne moavauche pas ; Estrine il fait mettre une selle ; Estrine il faut porter des bottes ; Estrine il ne faut pas s'agiter, Piailla-t-elle avant d'éclater de rire bruyamment, s'attirant tous les regards.

— Pourquoi ne pas effectuer ta sociétale avec Oma, à la ferme ? Ils sont gentils là-bas, ironisa Tyon, en plus, ils aiment les moas...

— Je ne suis pas sûre qu'Estrine soit moannibale, plaisanta une fille aux cheveux marron, en prenant place à côté d'Oma.

— Salut Rose ! Pépia Estrine, qui tambourinait ses talons contre le comptoir.

La sœur de Tyon était accompagnée d'une fille qui ne laissait pas certains indifférents, dans la salle. Elle était brune, avec des yeux joliment bridés, hérités de son père, et d'un vert discret, emprunté à sa mère. Il s'agissait de Kismine, une amie de Rose, qui faisait aussi partie de la bande d'amis. Réservée, elle s'assit et se contenta de leur adresser un timide signe de la main.

— Je ne suis pas moannibale ! Se défendit Oma.

— Toi ? Pas moannibale ? Lança-t-on. Laisse moi rire.

Shinkei et Zuck venaient d'arriver à leur tour. Ils avaient emprunté l'entrée secondaire de la Salle Haute.

Le fait d'avoir sa bande d'amis réunie était toujours synonyme de moments agréables pour Tyon. Il appréciait la bonne humeur de chacun, leurs disputes récurrentes, les sujets de moqueries comme le moannibalisme supposé d'Oma - tous se doutaient qu'il faisait partie de ces gens à Natale, qui consommaient cette viande sacrée pour beaucoup -, ou les ragots concernant d'autres jeunes. Bien sûr, ils n'étaient pas au complet cet après-midi, il en manquait un : Daghet. Il était probablement retenu par sa sociétale. À eux tous, ils formaient la Bande des Huit.

Lunra et ses amis féees s'étaient mis à exécuter des vols circulaires, pour témoigner de leur joie des retrouvailles. Mélu était la fée de Rose ; Moarguerite, la fée dresseuse de moasillons était celle d'Oma ; Amarrante celle d'Estrine ; et enfin Mimosage, la fée à la timidité maladive, était celle de Kismine.

Les Cassix, féees de Zuckine, avaient commencé à se chamailler quand était venu le moment de racontefflader leur journée. Cassun - celui des six qui avait le don d'unifier - n'appréciait pas le fait que son frère et ses sœurs lui volent la vedette. Une petite bagarre s'en était suivie, mêlant enchantements par ci et par là. Moarguerite aurait bien voulu les séparer, mais hélas, son pouvoir était de dresser des moasillons et non des féees... Mélu et Lunra étaient impuissants, Bombou le fé de Shinkei était bien tenté de lancer dans la mêlée une bombenette pour les calmer ; et quant à Amarrante, elle riait aux éclats. Seule Mimosage était restée à l'écart, toute rouge de honte sans que l'on ne sache réellement pourquoi. Il fallut que Lunra la raisonne afin qu'elle mette fin à la petite bagarre.

D'un coup de baguette, les Cassix redevinrent sages comme des images. Ils étaient tous amusants, bruns avec des cheveux couleur cassis, et vêtus de salopettes, garçons comme filles. Mais il fallait voir dans quel état ils étaient... Leurs enchantements les avait multiplié par dizaines, si bien qu'il fallut que Cassun les unifie. Leur petite querelle avait amusé les amis ainsi que Tyon, qui se levait en ce moment même. Les cloches du Bourg Central s'étaient mises à sonner les quatre heures, le délivrant de sa journée de Sociétale. Il salua rapidement Oma, Estrine, Rose, Kismine, Shinkei et Zuckine, et après avoir averti Danne de son départ, il se précipita hors de la Salle. L'heure de se rendre dans la Forêt des Selves était venue !

— Hardie ! ! Avertit-il en se jetant sur le mât, avant de se laisser glisser.

Il passa du premier étage au sous-sol après avoir actionné en glissant, le mécanisme d'ouverture du plancher. Au moment où il atterrit sur son moa, il fit claquer ses rênes, ce dernier huerqua puissamment, et jaillit tel un éclair hors des écuries.

À la Maisonnette Hardie ! ! Indiqua-t-il, et son moa fonça immédiatement.

À cette période de la journée, les rues du Bourg Central s'inondaient de gens, tous enfin délivrés d'une épuisante journée de travail. Lorsqu'ils croisaient cette flèche folle lancée à toute vitesse dans l'avenue des Jasmins, ils sursautaient et étouffaient des cris. Pourtant, Tyon savait pertinemment qu'il était défendu de chevaucher un moa aux heures de pointes. Mais aujourd'hui, il n'en avait que faire. Natale lui avait confisqué une journée, et il était hors de question qu'elle lui ravisse cette fin d'après-midi. Il brûlait d'impatience de rejoindre ses autres amis, après une saison interminable d'hivernation1. Et cela valait la peine qu'il brave tous les interdits. Y compris ignorer ce vieil homme en uniforme, appartenant au Clan Sa-Burau, force armée du Bourg Central, qui le poursuivait à pied en lui ordonnant de s'arrêter.

1L'hivernation ( anciennement hivertnation ) est l'hibernation des êtres végétaux de la Forêt des Selves, d'où la présence du terme « vert », dans l'orthographe initiale.

dimanche 3 février 2013

Chapitre II : Le Bar-raB (partie 1)



Comme chaque jour depuis près de deux saisons maintenant, lorsque Tyon et ses amis franchissaient l'un de ces immenses arcs cardinaux de pierre - celui de l'Est dans leur cas - ils pénétraient dans un lieu en éveil. Les cloches matinales, sonnant le début de la journée, résonnaient aux quatre coins du Bourg, arrachant les derniers paresseux à leurs lits.

Le Bourg Central, cœur de Natale, était avant tout remarquable pour ses grandes maisons à colombages, de couleur crème, munies de poutres en bois sombre. Leurs fenêtres aux balustrades ornées de jolies fleurs, s'ouvraient successivement, découvrant des visages encore rêveurs, qui s'y attardaient afin de savourer la fraîcheur du petit matin. Les plus matinaux étaient déjà dehors, passant un coup de balai au seuil de leur porte, saluant chaleureusement les jardiniers qui sillonnaient les rues tapissées de pavés rectangulaires et polis, incrustés à intervalles régulières de grosses pièces de bronze portant l'emblème provincial. Les jardiniers, poussant leurs brouettes débordantes d'échantillons de fleurs, d'outils, et de sacs de terre fraîche brouillée à du fumier, s'arrêtaient par-ci, par-là, pour arroser et embellir les fleurs réparties aux pieds des maisons, ou suspendues à des pots muraux en terre cuite.

À première vue, l'intérêt porté aux plantes dans le cœur de la Province, pouvait paraître normal, voire banal. Mais en réalité il en était tout autre, car celles-ci s'avéraient être des pièces maîtresse dans l'organisation des lieux.

Dans le Bourg Central, chaque rue n'avait pas pour identité un nom en relation avec un personnage important, ou le commerce le plus connu du coin. Elle avait pour identité le nom des fleurs qui y abondaient - et bien sûr, dans chaque rue poussait une espèce bien spécifique -. Et avec l'arrivée du Printemps, il n'était pas rare d'assister à des situations fort burlesques. Par exemple, ceux et celles qui étaient allergiques aux giroflées, se devaient d'éviter la rue des Giroflées et effectuer un détour par la rue des Lilas ; quelques uns comme Tyon, que l'odeur des iris importunait, devaient emprunter celle des Violettes. Et au final, on se retrouvait bien souvent avec des gens, possédant un itinéraire précis qu'ils respectaient à la lettre. Ces anecdotes poussaient souvent plus d'un coquin à proverber : « Qui parcoure entièrement les rues du Bourg Central est un véritable natale »

Tyon, Émeryne, Zuck, Hance et Shinkei, progressaient au milieu des rues principales, qui, en ce début de Printemps, ne diffusaient pas encore véritablement leurs senteurs. Petit à petit, elles se comblaient de monde, au grand dam des jeunes gens : en cas d'affluence il était interdit de moavaucher, sous peine d'amende.

Nos chemins se séparent ici Nuage Blanc, annonça Shinkei, en lui faisant un signe de la main, juste après que Zuckine les ait quitté.

— Salut ! Bonne journée à la maison de forge ! Charria Tyon, qui savait bien que son ami détestait le lieu où il effectuait sa sociétale.

— Ouais. Bonne journée à ta taverne impopulaire ! Rétorqua-t-il avec froideur, avant de presser le pas, suivi du petit Hance. Avance limace... !

« Impopulaire... » se redit Tyon d'un air rêveur. « Peut-être... Mais au moins, elle ne passe pas inaperçue...»

Peu après, Tyon et Émeryne arrivaient devant ce qu'était la « taverne impopulaire ». Il s'agissait de cette bâtisse qui faisait face à une belle fontaine, et qui était située dans la Place des Safrans.

— Bar-raB, lut à haute voix Émeryne, sur l'enseigne en bois, clouée au-dessus de l'entrée principale.

En plus d'être célèbre pour son impopularité, le Bar-raB l'était encore plus pour son architecture singulière, qui faisait de lui l'intrus de la Place des Safrans ; le point noir dans le ciel bleu, pour certains ; ou le ver dans le plat de pâtes, pour d'autres. Ceux qui l'apercevaient de près ou de loin, bien qu'accoutumés à sa présence, ne pouvaient s'empêcher de s'attarder, avant de reprendre leur chemin en hochant la tête. Car le Bar-raB, n'était rien d'autre qu'une bâtisse en bois en forme de choppe géante...

On y accédait en gravissant quelques marches, et en franchissant ses portes battantes. Latéralement, on pouvait apercevoir une échelle qui courait le long de sa paroi externe, et qui donnait directement à l'une de ses deux salles. Ses fenêtres en bois épousaient parfaitement les courbes arrondies de la bâtisse, et vues de l'intérieur, elles semblaient gonflées.

Non loin de là, se trouvait un groupe d'enfants avec leur institutrice. En apercevant Émeryne, la jeune femme lui adressa un signe de la main, insinuant qu'elle pouvait encore rester avec Tyon, ses camarades ne répondant pas tous présent à l'appel.

— C'est très étrange, commenta Émeryne, à propos de la choppe géante qui s'érigeait fièrement devant elle.

— Oui. Mais c'est très pratique quand on a une grosse soif, blagua son ami.

D'après ce qu'il avait pu entendre, la construction de la chose avait déchaîné les passions, les uns la qualifiant d'abomination, d'insulte, de crachat à l'harmonie architecturale du Bourg Central ; les autres arguant qu'il s'agissait du renouveau artistique natale. Mais tous ces débats, aussi houleux qu'ils avaient pu être, n'avaient pas empêché le Bar-raB d'essuyer des tentatives d'incendies, d'inondations, d'introductions volontaires de termites et de rats malades. Mais à tout cela, il avait survécu, comme immunisé contre les maux les plus impitoyables qui soient. Hélas, ce ne fut guère le cas de ses malheureux propriétaires : le premier fit faillite, le second devint boiteux après qu'une poutre lui soit tombée dessus, le troisième fut porté disparu, et le quatrième mourut fou.

— Le Bar-raB, le Bar-raB, chantonnait Émeryne pendant que Tyon la hissait pour la faire descendre de Hardie. Oh, Tyon ! Regarde !

Émeryne pointa du doigt un bonhomme, au pied de la taverne, en train de faire danser son macaque sur un air de harmonica.

— C'est Claugie, un fidèle du Bar-raB... Mais aussi le nouveau veilleur, ajouta-t-il d'une voix qui trahissait son scepticisme. Viens, allons lui dire bonjour.

Claugie et son macaque n'avaient pas seulement réussi à capter l'attention de la petite Émeryne. Quelques passants, amusés, s'étaient accordés une pause dans leur trajet. Ils regardaient ce drôle de bonhomme coiffé d'un bonnet, d'où s'échappaient de longues mèches cendrées, qui jouait de l'harmonica, tandis que son macaque vêtu d'une robe de poupée rose, dansait en décalage avec le rythme. Et lorsque le concert improvisé prit fin tous applaudirent, puis glissèrent une pièce ou deux dans la bourse que le petit animal agitait à leurs pieds.

— Salut Claugie ! Adressa chaleureusement Tyon, en s'approchant de lui une fois que les spectateurs s'étaient dispersés.

— Tyon ! Comment tu vas ? S'exclama-t-il joyeusement, récupérant la bourse des mains du primate.

Il se mit à compter sa paye, un sourire songeur aux lèvres. Il formait de petites tours de cinq pièces sur la paume de sa main, quand son attention fut attirée par ces deux grands yeux braqués sur lui.

— Mais... qui est donc cette ravissante petite dame ? Voulut-il savoir en s'accroupissant poliment devant elle.

— Émeryne ! Répondit-elle. Comment s'appelle votre macaque ?

— Il s'appelle... Singe.

— Ouh-haha ! Confirma l'animal, qui se changeait derrière un mur en carton lui servant de loge de fortune.

— C'est vrai ? S'étonna Émeryne.

Bien sûr. Il est sympa, mais fais attention à ta fée ! Avertit-il, avant de confier à voix basse : « ... Il est très friand des créatures volantes... ! ».

À cette évocation, Lunra menaça le macaque de sa baguette, et ce dernier couina de peur. Dans le passé, il avait essayé plus d'une fois de le capturer pour en faire un amuse-gueule, mais le fé, grâce à ses pouvoirs puissants, était toujours parvenu à déjouer ses plans sournois, et à le mener la vie dure par la suite.

Peu après, Émeryne leur dit au revoir et partit rejoindre le reste de sa classe. Tyon saisit Hardie par les rênes, et fit le tour de la grande choppe. Ils empruntèrent un chemin en pente conduisant aux écuries, situées au premier sous-sol de la taverne. Il poussa une porte en fer, qui grinça désagréablement en raclant le sol, et ils y pénétrèrent.

Les écuries du Bar-raB ne ressemblaient, à la connaissance de Tyon, à aucune autre à Natale. D'abord, parce qu'elles se trouvaient dans un sous-sol ; ensuite parce qu'elles étaient de forme circulaire ; et enfin pour la raison qu'elles faisaient plus penser à des oubliettes, où auraient pu moisir des forçats, sans que nul n'ait vent de leur présence. C'est pour cette raison que Jarvet1, le gérant du Bar-raB, avait creusé des fenêtres à hauteur de la rue, afin qu'elles bénéficient d'un peu de lumière, et que ses occupants n'en finissent pas fous.

— Hueirg ? Huerqua un moa tapis dans l'obscurité.

— Hueirk ! Répondit Hardie, qui se mit aussitôt à gesticuler afin de se libérer de Tyon.

Il trotta rejoindre son compère moa, qui, en traversant un épais faisceau lumineux, arbora sa silhouette fine et élancée, et son plumage éclatant.

— Bonjour Svelte ! Dit Tyon en caressant le bec du grand oiseau, qui s'était mis à émettre des bourdonnements de plaisir. J'espère que tu n'as pas fait tomber Jarvet, aujourd'hui.

Hueirg !

Après s'être assuré que les mangeoires des écuries étaient pleines d'une bouillie sirupeuse, faite de graines écrasées et de vers gras, Tyon emprunta les escaliers, qui le menèrent au rez-de-chaussée, laissant Lunra surveiller les moas. Lorsqu'il foula le plancher de la pièce suivante, il s'immobilisa, ferma les yeux, et s'adonna à ce petit rituel qu'il aimait tant. Il haussa le nez, dilata ses narines, et inspira profondément. Ici, flottaient des odeurs de lait frais, que le fermier avait livré un peu plus tôt dans la matinée ; de caramel fondant, de chocolat, et de graines de café en pleine torréfaction. Elles se brassaient à celles des croissants dorant au four, des chocolatines, mais surtout à celles des pains fourrés à la crème pâtissière et nappés de caramel... les préférés de Tyon.

Quand il ouvrit les yeux, il se trouvait dans un petit couloir vertical, au fond duquel il y avait une porte discrète. Il alla dans la direction opposée, et se retrouva au seuil d'une grande salle étonnement circulaire, comme toutes les autres de ce lieu d'ailleurs. À sa gauche, s'érigeait le comptoir rectangulaire, qui formait avec la paroi courbée une figure de demi-lune horizontale. Derrière celui-ci, s'alignaient sur des étagères des collections de liqueurs aux mille et unes couleurs, mêlées à des verres de cristal qui étincelaient lorsque les cinq lustres de la salle étaient allumés. Le comptoir faisait face aux portes battantes, encore fermées pour l'instant. Un peu en retrait, à gauche, se dressait un mât en bois poli, qui permettait d'accéder de façon spontanée aux différents niveaux de la taverne, sans avoir à emprunter ces escaliers en spirale qui s'enroulaient autour de lui. Dans le reste de la salle, se répartissaient des tables rondes, équipées chacune de cinq chaises ou tabourets ; un billard ; et une petite scène poussiéreuse, à gauche des portes battantes, que les musiciens avaient depuis longtemps boudé. On pouvait distinguer les silhouettes vagues d'un vieux piano, contre lequel était adossé une guitare, à côté d'une contrebasse et d'une paire de tambours miniatures. Tout dans cette salle était en chêne massif, des parois au plancher, en passant par le mobilier.

Tyon allait partir ouvrir les portes battantes, lorsqu'il perçut un long crissement. Il pivota aussitôt vers la mât, et vit une forme fuyante se laisser glisser dessus, avant de se réceptionner avec délicatesse. Il s'agissait d'un homme, dont on ne savait s'il fallait donner la fin de la vingtaine ou les premières heures de la trentaine. Son apparence laissait penser qu'il était un tombeur né : grand et mince, ses yeux étaient bleus, incrustés dans un visage ovale agrémenté d'une chevelure de couleur noir ébène, naturellement soyeuse et brillante. À cette série de qualités, il fallait ajouter ce sourire éclatant, qui le faisait ressembler à un prince charmant légèrement vantard...

Mais hélas, quand on le connaissait bien, on savait qu'il s'agissait d'un bien piètre séducteur, qui faisait fuir toutes ces demoiselles dès qu'elles apprenaient qu'il était le gérant de ce lieu maudit qu'était le Bar-raB...

— Salut mon grand ! Lança-t-il en s'approchant de lui d'un pas assuré.

— Salut Jarvet ! Fit Tyon en lui donnant une tape complice dans la main. Tu as l'air en pleine forme aujourd'hui... Que s'est-il passé ? Svelte ne t'a pas fait tomber ?

— Très drôle Tyon, répliqua-t-il en secouant la tête. Eh bien sache que j'ai une très grande nouvelle à t'annoncer : cette saison, les huissiers ne viendront pas nous importuner !

— Sans blague ? Hallucina Tyon, incrédule. Ils ne vont plus confisquer le Bar-raB pièce par pièce ?

Voilà qui était un autre détail, qui ne faisait que creuser un peu plus le fossé entre le Bar-raB et les autres tavernes du Bourg Central : la menace constante des huissiers. Aussi longtemps qu'il pouvait se souvenir, jamais il ne s'était passé deux semaine sans que les charognards ne viennent leur rendre visite. À la longue, Tyon les connaissait presque tous, et plaisantait même avec certains, ce qui avait le don d'agacer Jarvet.

— Sans blague ! Confirma Jarvet, plus sérieux que jamais. Nous avons décidé de fêter cela ce soir. Nous dînerons tous les quatre ici. Qu'en dis-tu ? Tu es de la partie j'espère ?

Tyon resta silencieux et réfléchit un instant. La Forêt des Selves... Il devait absolument s'y rendre... Tant pis pour le dîner.

— Je ne pourrais pas ce soir, répondit-il, en faisant la moue.

— Comment ça tu ne pourras pas ? Rétorqua une voix féminine.

Tyon adressa un coup d'œil aux escaliers en spirale qui entouraient le mât. Une femme dodue les descendait. Elle portait un tablier à bord brodés, et était coiffée d'un petit chignon. Il s'agissait de Gretta, la cuisinière attitrée du Bar-raB. Elle était celle qui préparait les plats délicieux de la taverne, ainsi que les succulents pains à la crème pâtissière dont Tyon raffolait. Gretta avait tout de la mère poule débordante d'amour : elle était attentionnée et protectrice, surtout envers son petit Tyon, contre les attaques fréquentes de cette jeune fille qui la succédait dans les escaliers.

Elle était brune, avait les yeux bridés, et ne souriait guère. Cette fille là, Tyon la connaissait bien, très bien même, puisqu'il s'agissait de cette ogresse avec qui non seulement il cohabitait, mais en plus avec qui il effectuait sa Sociétale : Danne !

Gretta s'approcha et déposa un baiser sur le front de Tyon, tandis que ce dernier évitait de croiser le regard de celle qu'il surnommait secrètement l'Ogresse.

Qu'est-ce qui t'empêche donc de venir dîner avec ta Gretta ce soir ? Enquêta la femme, en enfonçant ses poings dans ses hanches.

Tyon l'observa silencieusement, se contentant de hausser un sourcil et de sourire en coin. Elle était drôle cette Gretta, avec ses yeux fins et pointus, et son visage tout rond qui semblait se friper autant qu'une vieille orange, quand elle fronçait ses sourcils minces, comme à cet instant.

— Alors ? Tu ne me réponds pas ? Insista-t-elle en plissant un peu plus ses yeux.

— Il a rencard ce soir, balança Danne, qui se tenait en retrait, familièrement assise sur une table.

Comme souvent elle portait des vêtements sombres, accompagnés d'un bandeau blanc noué autour de la tête. Son pantalon bouffant s'arrêtait au niveau des mollets, découvrant des pieds fins, glissés dans des sandales.

Vraiment ? Dit Jarvet, incrédule, avant de tapoter l'épaule de Tyon et de lui glisser : « Félicitations, tu marches sur mes pas... Tu sais à quelle porte frapper si tu as besoin de conseils »

— Ah, j'ai toujours su que mon tout petit serait le plus grand des tombeurs ! Déclara Gretta, ce qui ne fut pas vraiment du goût de Jarvet. Tu n'as qu'à venir avec elle !

— Hé ce n'est pas vrai ! Démentait Tyon, qui sentait déjà là un nouveau sujet qui ferait de lui, une énième fois, le souffre-douleur du Bar-raB.

Il ment ! Accusa Danne.

— Allons Danne, arrête un peu de taquiner notre petit Tyon, intervint Gretta en prenant le cadet du Bar-raB dans ses bras, sans qu'il ne puisse objecter. C'est déjà dur pour lui d'assumer le rôle du plus petit, alors si en plus on se met à le taquiner...

— Arrête Gretta ! Se défendait Tyon en tentant de se délivrer de son étreinte de pieuvre, tandis que Jarvet s'esclaffait.

— Oh, j'allais oublier... Je t'ai préparé ces pains à la crème pâtissière que tu aimes tant, rappela-t-elle en gravissant les marches, avant de revenir, un plateau en mains. Je trouve que tu as beaucoup maigri ces derniers temps, il faut que tu manges. Engraisses-tu bien mon petit, à la Maisonnette, Danne ?

« Hé ! Je ne suis pas un poulet quand même ! » Aurait voulu crier Tyon.

— Ouais, fit Danne en haussant les épaules.

Et l'adolescente disait vrai. Malgré son caractère qui laissait à désirer et son jeune âge, Danne se révélait être un véritable cordon bleu, qui concoctait les mets les plus raffinés à la Maisonnette. Cette qualité avait le don de dissiper les reproches et le zeste de rancœur que Tyon éprouvait souvent pour elle.

Mais sa réponse n'empêcha pas Gretta de hocher la tête, mécontente.

— Je ne suis pas du tout d'accord avec cette Sociétale... ! Fit-elle savoir, après avoir inspecté Tyon et Danne de la tête aux pieds. Comment peut-on laisser des gens aussi jeunes que vous, vivre tous seuls dans une maison ? Danne n'a même pas seize ans !

Mais Gretta, la Chochiétale che n'est pas cheulement habiter cheul, fit le cadet du Bar-raB en se goinfrant d'une viennoiserie. Jarvet te l'a encore expliqué la semaine dernière !

Gretta haussa ses épaules rondouillardes et tous, sauf Danne, rirent.

Voilà ce qu'était la petite famille du Bar-raB. Jarvet, le gérant ; Gretta, la cuisinière ; Tyon, le jeune sociétale, et Danne. Ces deux derniers étaient en charge de cette salle à l'étage, que l'on surnommait la Salle Haute, tandis que celle du rez-de-chaussée était la Salle Basse. Toutes deux ne différaient pas vraiment, à l'exception que la première était plus conviviale, et qu'elle était en chêne blond.


1La prononciation correcte est Jarvètt