samedi 23 mars 2013

La Forêt des Selves (partie 2)



La Forêt Désenchantée des Selves, ou le triomphe du végétal sur l'animal.

Cette simple phrase était, pour les rares privilégiés qui avaient pu la contempler de leurs yeux, suffisante pour résumer sa condition exceptionnelle. Ici, la nature semblait tout simplement avoir été propulsée dans une nouvelle ère de l'évolution.

Tyon s'y était aventuré pour la première fois peu après son emménagement aux Arbusines. Et depuis, il n'avait cessé d'y effectuer des allers-retours, et à chaque fois, c'était presque avec un émerveillement renouvelé qu'il s'enthousiasmait devant les curieuses métamorphoses de cet endroit.

À première vue, la Forêt ressemblait à tant d'autres : tapissée de mousse épaisse, feuillue, constituée d'arbres imposants et serpentée de ruisselets. Ce n'était que lorsque l'on apercevait les animaux qui y habitaient, que l'on comprenait qu'elle était différente...

Renards, hiboux, serpents, écureuils ou lapins, tous sans exception, se révélaient être mi-animaux mi-végétaux. Les plumes des petits comme grands oiseaux étaient faites de feuilles ; le pelage du sanglier de mousse ; la peau de la grenouille d'algue ; la denture du renard, d'épines. Leur sang était sève, et leur corps avait le don de se régénérer.

Et la seule loi que cette Forêt imposait à ses habitants qu'elle abritait et contenait jalousement, en échange d'une longévité exceptionnelle, était qu'ils ne commettent pas le péché de se manger entre eux. Qu'ils rompent avec cette chaîne qui, dehors était synonyme de vie, mais ici, de mort. Qu'ils deviennent tout simplement aquavores1.

Tyon progressait à pas lent dans la Forêt parsemée de féees. Il était coutume qu'elles viennent aider, le jour de l'éveil, les Selves à sortir de leur hivernation ; c'était d'ailleurs pour cette raison qu'il avait autorisé Lunra à les rejoindre. En les voyant ainsi, massives, tantôt voletant par-ci, par-là, tantôt enchantant une fleur qui allait éclore peu après, il ne pouvait s'empêcher de s'attarder devant elles, et contempler le spectacle magnifique qu'elles offraient.

On en trouvait de tous genres : des petites et des grandes, certaines avec une lueur rouge, verte, dorée, rose ou violette. Elles étaient là, leurs baguettes enchanteuses en main, qu'elles tourbillonnaient au-dessus de ces innombrables lotus de tailles variées, reposant sur de fines pellicules d'eau, qui s'épanouissaient avec grâce avant de libérer un petit habitant de la Forêt. Parfois, il s'agissait d'un oiseau, parfois d'un petit rongeur, d'un mammifère, ou encore, d'un selve...

Jusqu'alors, il en avait croisé beaucoup. La plupart étaient concentrés sur des presqu'îlots de formes arrondies, debout, les pieds enfoncés dans ces fleurs qu'ils surnommaient lotus de vie. Les selves étaient entièrement recouverts d'une écorce brune, qui se craquelait doucement, laissant entrevoir un morceau de leur peau laiteuse.

Tyon s'assit lentement, sans quitter des yeux cette petite armée d'humains-végétaux, afin de mieux contempler ce tableau enchanté et vivant.

Tout à coup, tandis que Tyon s'extasiait devant les selves, des bruissements s'échappèrent de la cime des arbres, avant qu'il ne se mette à tomber une pluie de feuilles. Au moment où il leva les yeux, il aperçut un être serpenter les airs, en équilibre sur une feuille géante.


— Attentiooooon ! Prévint-il en descendant en flèche sur le spectateur.

Le jeune garçon s'abaissa de justesse, et le casse-cou atterrit quelques mètres devant lui. D'un piétinement contrôlé sur le bord de sa feuille volante, le selve la fit monter sur sa main.


— Salut Ty ! S'exclama-t-il, enthousiaste.


— Palme ! S'écria Tyon se levant d'un bond, pour s'empresser d'aller donner une accolade à son ami, qu'il était fou de joie de retrouver.

Palme n'avait pas beaucoup changé, il ressemblait toujours à un humain, à quelques détails près. Sa chevelure était constituée d'aigrettes blanches de pissenlits, en forme de sphère, et elle était si délicate, qu'un simple souffle aurait pu les ôter de son crâne. Il était de carrure normale ; sa peau laiteuse témoignant de son réveil récent, était si blanche que l'on distinguait les vaisseaux verts qui lézardaient son corps. Et comme tous les autres, en ce début de Printemps, ses yeux étaient d'un vert éclatant.

— Vous m'avez beaucoup manqué, toi et les autres. J'ai cru que l'hivernation ne finirait jamais... Confia Tyon en souriant.

— Oui, et moi j'ai cru qu'elle continuerait pour toujours ! Blagua-t-il, en plissant ses yeux. Quoi de neuf dans le monde externe ? Votre roi nous aime-t-il toujours autant ?

Cette question de Palme, fit hocher la tête de Tyon. Il devinait qu'à travers celle-ci, il faisait allusion aux relations plus que tendues qu'entretenaient les Selves et les Natales. Dans le passé, ils s'étaient affrontés dans de sanglants combats, qui avaient laissé un fort ressentiment chez beaucoup. À cette époque là, côté Natale, on commençait à peine à s'établir sur la Province. Et à cette époque là aussi, certains Selves étaient encore des humains...

— Le Viceroy n'a pas promulgué de nouvelles lois ridicules contre vous, rapporta Tyon.

— Lequel de Vicerolle ? Jarlijé ?

— Non, c'est Jarlighet, prononce Vice-roi Djar-Liguètt, rectifia Tyon, avant de détourner son attention sur cette chose qui avait permis à son ami de dompter les airs. D'où vient cette feuille ? Elle...vole ?

Palme sourit, et deux fossettes se creusèrent dans ses joues. Il la leva à hauteur de Tyon, qui put la contempler. De couleur bleu clair, elle était de forme linéaire, longue, étroite et légèrement ovale. Sa texture était en relief. Sa gaine était courte, et il pouvait distinguer des racinettes hérisser sa base, comme s'il était possible de la planter indépendamment de l'arbre auquel elle appartenait.

— Qu'est-ce que c'est ? Interrogea Tyon.

— Je t'expliquerai tout à l'heure, promit Palme en s'éloignant un peu.

Il s'approcha d'un arbre imposant, aux branches duquel pendaient de volumineuses fleurs que l'on appelait fuchsiapoire - ou fleur-gourde -, à cause de leur ressemblance avec des fuchsia en forme de grosses poires. Il en cueillit une, ensuite il se dirigea vers la rivière qui serpentait la Forêt, la remplit d'eau, et revint.

— Beaucoup se sont déjà réveillés ? Questionna Tyon, tandis que son ami s'asseyait.

— Oui, de l'autre côté, près des branches voisines.

— … Branches voisines ? Répéta Tyon, à qui cela disait vaguement quelque chose.

Tu sais, l'arbre d'eau... Ne me dis pas que tu ne t'en souviens pas...

— ... Si je m'en souviens.

« Menteur ! Tu as tout oublié ! » accusa une voix intérieure.

La rivière de la Forêt, que nous surnommons Rivière Verte à cause de ses reflets, est un cours d'eau vital pour tous ici, expliquait Palme, qui avait senti le désarroi de son ami. Lorsqu'on l'observe d'un sommet, comme le Mont Vert, qui surplombe la Forêt, on a l'impression qu'elle dessine un arbre géant, avec un tronc et de grandes branches...

— ... Oui je m'en souviens ! S'exclama Tyon, avant de compléter : « Le long des branches on retrouve des presqu'îlots, qui font penser à des fruits, et c'est dans ces portions de terre que vous vous plantez à la nuit tombée ! ».

— Exact. Mais tu as oublié de rappeler que la Forêt est aussi constituée de plusieurs territoire, ou bois, pour être plus précis. Celui des Féees, des Elfes, des Lutins, le Gargantesque, et les autres, récita Palme en buvant une grosse gorgée dans sa fuchsiapoire.

Tyon se rendait compte que depuis tout à l'heure, il n'arrêtait pas de savourer ce qu'il avait puisé. Chaque gorgée semblait lui procurer un plaisir fou.

— C'est du nectar ? Voulut savoir Tyon, curieux.

— Non de l'areaumatisée. T'en veux ? Fit Palme en lui glissant sous le nez de Tyon la chose, qu'il repoussa, malgré le fait qu'elle dégageait des senteurs raffinées.

Tyon se souvenait de ce jour où il avait eu le malheur de goûter à un fruit selve. En plus de s'être attiré les foudres des Selves les plus âgés, il avait dû engloutir des quantités énormes d'eau, pour étancher la soif insatiable qui s'en était suivie. Il avait eu l'impression d'être un tonneau percé que l'on remplissait obstinément, mais vainement, d'eau.

Palme ria et siffla son areaumatisée, sans se douter qu'au même moment, à quelques mètres derrière lui, surgissaient des selves âgés, qui venaient s'assurer qu'il remplissait parfaitement la tâche qu'ils lui avaient confiée. Et quel ne fut pas leur choc quand ils le virent boire tranquillement cette eau, censée être arrosée sur ses amis encore endormis !

Espèce d'ingrat ! Lança un vieillard, mince, avec une très longe barbe verte.

Lui, comme ceux qui l'accompagnaient, portait une toge vétuste, originellement blanche, mais qui avait viré à un gris crème au fil du temps. Les selves âgés qui se tenaient à ses côtés étaient intriguant pour leur grandeur conséquente.

— Comment oses-tu flâner au lieu d'aider tes amis à sortir de leur hivernation ? Reprocha l'un en fronçant ses arcades, dépourvues de sourcils.

— … Je... je peux tout vous expliquer ! Voulut plaider Palme en se levant, aussi pâle et franc qu'une verveine blanche.

— Silence égoïste ! Coupa sèchement le vieillard. Nous devrions t'exposer au clair de lune, pour ton comportement !

Cette dernière phrase glaça littéralement Palme. Son visage devint bien plus livide qu'il ne l'était, prononçant le vert de ses yeux écarquillés. Tyon avait immédiatement saisi la raison de sa terreur, mais aussi la gravité de la menace du vieillard. Le clair de lune était synonyme de mort pour les Selves, pour la simple raison que lorsqu'ils y étaient exposés, ils étaient transformés en statue de jade. Ce mal, ils le surnommaient Supplice du Clair de Lune.


1Est aquavore l'être qui ne consomme exclusivement que de l'eau.

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