dimanche 28 avril 2013

La Sulfurine (partie 1)



À ce moment, un autre selve âgé, moins grand que les autres, fit son entrée dans la clairière et apaisa avec sagesse l'atmosphère tendue.

— Allons Céladon... il est inutile de s'emporter ainsi, raisonna-t-il en souriant. Palme pars donc puiser à nouveau de l'eau, et arrose tes amis.

Les joues du jeune selve s'étaient voilées d'un vert foncé, tant il avait honte. Sans accorder le moindre coup d'œil à Tyon, il s'empressa d'aller remplir sa fleur-gourde, le laissant seul avec les vieux selves.

D'apparence, ils donnaient l'impression d'être facilement centenaires, du fait de ces rides et qui sillonnaient leurs visage. Certains, comme celui qui était intervenu, devaient même s'aider d'un bâton pour marcher. Les pieds et bras que découvraient leurs toges, étaient d'une maigreur affolante, et leurs arcades proéminentes surmontaient deux orbites ténébreuses ayant pour yeux deux gros points vert-gris.

— Bonjour Tyon, cela en fait du temps, adressa-t-il en venant lui serrer chaleureusement la main.

Tyon fut frappé par sa froideur. On aurait cru que son sang, ou plutôt sa sève, s'était glacée dans ses veines... Il se souvint qu'avec l'âge, les Selves avaient tendance à refroidir.

— Bonjour... Cèdre, répondit Tyon en esquissant un sourire, pour masquer sa gêne. Effectivement. Je suis très content de tous vous revoir, la vie commençait à être ennuyeuse, sans vous !

Entendre cela ravit le vieillard. Contrairement aux autres Selves, plus précisément ceux qui s'éveillaient un peu partout dans la Forêt en ce moment, Cèdre et les vieillards avaient une peau s'apparentant plus à de l'écorce. Des Selves âgés, Tyon n'en apercevait pas si souvent. À vrai dire, la Forêt était majoritairement constituée de jeunes, dont l'âge n'excédait généralement pas les quinze ans. La raison de leur absence était simple : beaucoup avaient péri dans les guerres qui les avaient opposées aux natales. Ces guerres justifiaient d'ailleurs, en ce moment même, le refus formel de Céladon et les autres de venir saluer Tyon.

 Vous n'avez pas à agir ainsi, leur reprocha Cèdre, mécontent, tandis que ceux-ci désertaient la clairière, pour poursuivre leur supervision de la Forêt en plein éveil.

— Et tu n'as pas à nous forcer, rétorqua Céladon, mains jointes dans le dos, sans se retourner.

— Ce n'est pas grave, assura Tyon, alors que Cèdre hochait la tête, une fois qu'ils étaient partis. Je comprends.

En réalité, il ne comprenait pas vraiment pour quelle raison certains selves éprouvaient un tel ressentiment envers lui. Il avait seulement une idée vague. Il pensait que sa ressemblance frappante avec son autre grand-père y était pour beaucoup. Mais il n'en était pas tout à fait sûr.

Lorsque Palme était revenu, en titubant sous le poids de sa fleur gorgée comme une bombe à eau, Cèdre avait déjà quitté la clairière.

— Ne fais pas attention à eux, conseillait le jeune selve, après avoir écouté son ami.

— Oui mais... il doit bien bien y avoir une raison, non ? Dit Tyon en soutenant la partie inférieure de la fleur, pendant que Palme, debout sur la pointe des pieds, déversait à petits flots le liquide sur la tête d'un selve.

Les êtres endormis étaient réactifs à ce mélange d'eau et d'enchantements. L'écorce de leur tête cassait, et découvrait peu à peu un visage blanc parfois à nuances vertes, comme une germe végétale. Des paupières s'ouvraient et battaient, dévoilant de grands yeux, un peu perdus, qui roulaient sur ces deux visages qu'une amnésie momentanée rendait inconnus. Mais quand ils arrivèrent à une jeune fille d'environ treize ans comme Palme, cette dernière les reconnut tout de suite, et s'attarda même sur le visage de Tyon. Elle essaya de prononcer leurs prénoms, mais sa langue fourcha.

— Ne te brusque pas Ixie, conseillait Palme en souriant. Tu n'as pas encore totalement récupéré.

Tyon observait silencieusement ce visage, légèrement ovale, finement dessiné par les mains gracieuses de Dame Nature. Ixie était d'une beauté raffinée. Comme tous les Selves, elle possédait des yeux joliment verts, sauf que les siens étaient semblables à deux pierres précieuses délicatement incrustées dans un visage de porcelaine. Tyon avait toujours pensé que si elle avait été une humaine, elle aurait été couverte en permanence de compliments, et continuellement courtisée par les jeunes noble natales.

Car les Selves n'avaient pas toujours été Selves. Ceux qui étaient nés avant leur établissement dans la Forêt, étaient des humains. Des humains qui s'étaient réfugiés dans ce lieu enchanté, et qui avaient eu le malheur de consommer ses fruits et légumes, ainsi que ses animaux étranges. La sentence ne s'était pas faite attendre : au bout de quelques jours ils s'étaient mis à blanchir comme des germes végétales ; leurs yeux avaient commencé à virer au vert ; leur chevelure à devenir végétale ; la sève s'était mêlée au sang de leurs veines ; puis un beau jour, ils s'étaient réveillés en réalisant qu'ils étaient définitivement devenus le fruit de cette subtile expérience de Dame Nature, qui avait fait d'eux des hybrides mi-hommes mi-végétaux : des Selves...

— Bonjour Ixie... Chuchota Tyon, sans pouvoir détacher ses yeux de ceux d'Ixie.

Bien sûr, on aurait pu se demander pour quelle raison les Selves ne s'étaient pas échappés après avoir reçu une pareille sentence. Et à cela on aurait répondu qu'ils avaient essayé, en masse parfois. Et il y a avait eu des morts. En masse aussi.

Il se trouvait que la Forêt Désenchantée, en plus de les avoir transformé en humains-végétaux, avait rendu impossible toute évasion : à peine ils s'aventuraient hors du dôme protecteur qu'était l'atmosphère de la Forêt, ils étaient saisis de fièvres qui les terrassaient impitoyablement.

— Tyon... Murmura Ixie, en contemplant ce visage qu'elle appréciait tant.

C'était la raison pour laquelle les Selves ne sortaient jamais de leur Forêt. Tous étaient condamnés à y demeurer, à observer ces visages extérieurs se couvrir de rides, tandis que les leurs demeuraient presque éternellement jeunes, vieillissant non pas au fil des années, mais des décennies. Mais cela n'était rien comparé à cette terrible malédiction, qui les habitait depuis environ un demi-siècle. Tyon ne savait pas vraiment à quoi elle était due, et il n'avait jamais osé le demander à ses amis.

Palme et Tyon avaient aidé plusieurs selves à se réveiller. À présent, ces derniers baillaient, étiraient leurs bras engourdis, ou bombaient leurs torses amaigris. Tous se ressemblaient uniformément, à quelques détails près : certains avaient des cheveux raides, bouclés ou frisés ; quelques uns avaient le visage constellé de taches vertes ; d'autres étaient petits, gros, minces, ou grands...

— Salut les gars ! S'exclamait chaleureusement Palme, assis sur un lit d'herbes à côté de Tyon. Vous en avez mis du temps !

Puis il se tourna vers son ami et lui dit :

— Bon allons-y.

—  Palme, tu dois nous aider à sortir de nos lotus ! Rappelait un petit selve, en s'agitant tel un asticot, avant de s'écrouler, déclenchant le rire des autres.

— Palme, qui avait déjà commencé à partir, s'arrêta.

— Ah oui ? Et qui est-ce qui te l'a dit ?

— J'ai entendu Céladon et Cèdre tout à l'heure ! Rapporta le selve à terre, qui luttait pour se relever.

 Menteur ! Tu n'as rien entendu du tout. Et puis vous devez d'abord reprendre des forces. Tu n'es même pas capable de tenir sur tes jambes !

Et en effet, même si le jeune garçon venait de s'extraire de sa fleur, toutes ses tentatives s'étaient soldées par des chutes lamentables, tant il était maladroit comme un moasillon.

Une selve leur avait rappelé qu'il y en avait un qui ne s'était toujours pas réveillé, contrairement aux autres. Il se trouvait au milieu des lotus épanouis, emprisonné dans son écorce qui ne s'était pas encore fissurée. Et son état d'inertie prolongée commençait à alarmer ses amis.

— Vous croyez qu'il est... ? S'inquiéta le petit selve.

Non loin de là, passaient cinq jeunes gens, deux garçons et trois filles, chevauchant des oiseaux-montures.

Les moas selves étaient minces et athlétiques. Ils étaient revêtus d'un feuillage au lieu d'un plumage, qui était de couleur verte. Mais surtout, ils avaient une caractéristique bien spécifique : ils ne s'épuisaient jamais. Cet atout faisait d'eux d'excellentes montures appartenant au cercle restreint des moas les plus rapides du monde.

À la vue du groupe, la clairière tout entière devint subitement muette. Le chef de la bande, un garçon robuste d'une quinzaine d'années, descendit de son moa et ramassa un fruit ressemblant à un gros melon qui traînait à terre. Il avait une chevelure ébouriffée, de couleur paille. Ses pommettes étaient rehaussées, et son visage était animé par une certaine malice, qui signifiait clairement son côté mauvais garçon.

— Les gars ! Héla-t-il, en jouant avec le fruit qu'il avait entre les mains. Que se passe t-il ? Il y en a un qui pionce encore, c'est ça ?

Un sourire malsain s'étira sur ses lèvres. Il cibla sa future victime, et catapulta le projectile sur lui. Le fruit s'écrasa avec fracas sur le selve, dont l'écorce vola entièrement en éclat. Il se réveilla en sursaut, et commença à gémir, dégoulinant du jus visqueux.

La brute se mit à ricaner, rejoint par sa bande, sous les yeux apeurés des autres. Leur méchanceté fit déborder de colère Palme, qui lâcha aussitôt sa fleur-gourde prêt à en découdre.

— Palme, arrête ! Intervint Tyon, en l'agrippant par le bras.

— Non, lâche moi !

— Alors Palme ? On veut se frotter au redoutable Grine ? Nargua l'adolescent, en ramassant un nouveau fruit. Tyon ! Je te conseille de rester en dehors de... d'accord ?

— Ah ouais ? Et sinon quoi ? Répliqua Tyon en lâchant Palme, tandis que la moutarde lui montait au nez.

— Sinon ça ! Cria Grine en lui expédiant le second fruit, qui se pulvérisa sur sa figure.

Un tonnerre de rires gronda chez Grine et ses acolytes, qui enfourchèrent leurs moas et évacuèrent. Les autres selves restèrent sans voix, et regardèrent, tétanisés, Tyon essuyer cette matière collante et visqueuse de son visage. Et quand ils virent ses yeux rougir de colère, ils comprirent que les guerres saisonnières entre la bande à Grine et Tyon-Palme venaient de commencer. Les deux amis s'échangèrent un regard et prononcèrent simultanément :

— Vengeons-nous !

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