lundi 14 janvier 2013

Chapitre Introductif : La Maisonnette







Le trajet s'était déroulé dans un silence total. De la bourgade du Mercarel jusqu'aux prairies qui s'étalaient à perte de vue autour d'eux, comme un océan de verdure, Danne et Tyon ne s'étaient pas échangés un mot. À présent, elle ne lui prêtait même plus la moindre attention. Elle était concentrée sur son trajet. Parfois elle baillait, ou alors, elle saisissait à la volée l'un de ces brins d'herbes que la roue arrachait du sol, et la clouait entre ses lèvres. Tyon la regardait avec amusement. Elle avait l'air gentille. Il sentait qu'ils allaient bien s'entendre !

— Qu'est-ce que tu regardes ? Lança-t-elle soudain, en roulant ses yeux sur Tyon.

— ... Rien, répondit-il en souriant. Nous sommes encore loin ?

— J'sais pas.

Elle en avait du sens de l'humour, cette Danne. Enfin, voilà ce que s'imaginait Tyon... Mais il allait se rendre compte très bientôt, que la réalité bien différente. À un moment, un peu fatigué, il avait baillé fort. Danne avait profité de ce geste insolent pour mettre au point quelques détails.

— Bon, nous devons établir certaines règles avant notre arrivée, annonça-t-elle d'un ton grave. Premièrement, tu m'obéiras. Deuxièmement, tu feras la vaisselle après manger. Troisièmement, tu feras le marché. Quatrièmement, tu nettoieras entièrement la Maisonnette une fois par semaine, donc tous les cinq jours1. Et cinquièmement... si jamais j'te surprends en train de fouiner dans ma chambre... j't'en ferai voir de toutes les couleurs. Compris ?

— ... ?

La gorge nouée, Tyon la fixa avec des yeux ronds, se demandant soudain ce qui lui arrivait. Plaisantait-elle ? Où était donc passée la Danne sympathique de tout à l'heure ?


— Mais... mais... je...


— Il n'y a pas de mais qui tienne. Tu le fais, c'est tout, trancha-t-elle.

— Hein ? ! Et toi alors, qu'est-ce que tu feras ? Se révolta Tyon, qui sentait déjà la moutarde lui monter au nez.

— Rien.

Il crut que sa mâchoire allait se décrocher.

— ... Tu étais drôlement plus gentille tout à l'heure, devant mes grands-parents ! Reprocha-t-il, en s'agitant comme un puceron nerveux.

— Il fallait bien.

Il devint blanc comme un linge. Il braqua ses yeux sur la jeune fille, et elle lui rit au nez. Furieux, il commença à rougir. Lunra essaya de le calmer en voletant autour de lui et en gesticulant, mais rien n'y fit. Et soudain, il prononça la phrase de trop. Il était tellement désespéré qu'il l'avait lancée sans vraiment s'en rendre compte :

— Je... je vais le dire !

Pour Danne, cette menace fit le même effet qu'un coup de massue dans le dos. Elle tira brusquement sur les rênes des moas, et la charrette s'arrêta au beau milieu des prairies. Elle se mit à broyer nerveusement la brindille qu'elle avait à la bouche, et braqua ses yeux sur Tyon. Il crut à cet instant que la terre se fendait sous ses pieds. Danne ressemblait maintenant à une ogresse enragée.

— Descends, ordonna-t-elle.

— ... Quoi ?

Elle colla son front contre le sien, écarquilla ses yeux et répéta :

— De-scends !

Terrifié, il s'exécuta. Il bondit et se retrouva les pieds dans les hautes herbes. À ce moment, ce qu'il redoutait se produisit : Danne fit claquer les rênes, et le véhicule fonça...

— ? !... Danne ! Cria-t-il, paniqué. Danne, attends-moi !!!!

À ses appels désespérés, l'adolescente ne répondait qu'en secouant la main.

— Danne ! Daaaaanne !!! Beuglait-il.

Ce fut au cours de ce grand moment de désespoir, que Tyon tira sa première leçon : il ne fallait jamais froisser Danne. Il regarda autour de lui, et réalisa qu'il n'y avait rien d'autre qu'une vaste étendue d'herbes et de fleurs hautes. Une poignée de bourgades, qu'il n'était pas très sûr de connaître, se trouvaient non loin de là. Il y avait aussi des forteresses aux palissades pointues. Bien plus loin, se dressait une muraille immense faite de briques grises qui avait une forme circulaire.

Il savait que celle-ci abritait le Bourg Central. Il était bien tenté d'y aller pour trouver de l'aide, mais il avait un peu peur. Si jamais des sa-buraus, force armée du Bourg, le croisaient seul, ils le ramèneraient très certainement chez lui... au Mercarel. Et lorsque ses grands-parents apprendraient sa mésaventure, ils se réjouiraient secrètement et ne le laisseraient plus jamais partir de la maison...

— Et moi qui voulais jouer les aventuriers... pensa-t-il à mi-voix, abattu.

Lunra flottait à ses côtés, amusé . Il ne se faisait pas beaucoup de souci pour son compagnon, il avait senti dès le début que cette Danne n'avait pas un mauvais fond. Peut-être qu'en l'abandonnant là, elle voulait tout simplement le durcir, et le rendre moins chétif.

Le fé avait toujours su que Tyon n'était pas très courageux, et il se doutait que sans lui, il passerait très certainement ses journées enfermé chez lui. Ce départ de la maison était une bonne occasion de le murir un peu.

Tyon s'éleva sur la pointe des pieds, et scruta l'horizon. Et à sa grande surprise, il aperçut au loin la charrette, aussi minuscule qu'une tache marron dans un océan vert. Danne s'était arrêtée ! Fou de joie, il fonça la rejoindre, mais à peine elle le vit remuer, qu'elle redémarra à vive allure.

— Oh non... Gémit-il. Danne ! Danne ! !

Le petit jeu se poursuivit durant tout le trajet. Quand il s'arrêtait, à bout de souffle, elle l'imitait ; et quand il repartait, elle fonçait de plus belle, bien décidée à le décourager. Et après une course pénible qu'il avait crue sans fin, il avait fini par atteindre l'arc en bois donnant sur une bourgade, blottie à une forêt aussi dense qu'inquiétante. Sur le fronton de l'arc, était gravé le nom de la bourgade.

Bourgade des Arbusines... Lut-il à haute voix, avant de reprendre sa course pour rattraper Danne.

La bourgade des Arbusines ne possédait qu'une seule rue, et à lire ce panneau en bois planté à l'entrée, elle s'appelait Allée des Arbuses. Il y progressa lentement, intimidé. L'émerveillement né de la découverte de ce lieu avait évanoui ses crampes aux jambes. De nombreuses personnes emménageaient. Près des calèches et charrettes stationnées en contrebas des pelouses en pente des maisons, se tenaient des jeunes garçons et filles qui découvraient avec une boule au ventre cet endroit où ils avaient atterri. Beaucoup se demandaient déjà s'ils n'avaient pas fait le mauvais choix. À leurs côtés, voletaient leur féee aux lueurs vives. Quand les petites créatures apercevaient Lunra, elles lui adressaient un signe timide de la main.

Tyon avait vu la charrette de Danne contourner des marches de pierre plates, à l'extrémité de l'Allée des Arbuses, qui conduisaient à la cour d'une maison en retrait par rapport aux autres. Elle était blottie dans une zone déboisée de la forêt, mais entourée d'une palissade d'arbres qui formaient un croissant de lune autour d'elle.

Lorsqu'il franchit à son tour les marches, il se retrouva au milieu d'une vaste et magnifique cour. Elle était recouverte d'un épais manteau végétal fait d'herbes, de pâquerettes, pissenlits et coquelicots. Au fond de la cour, près d'une muraille d'arbres délimitant la forêt, poussaient trois magnifiques amandiers aux branches revêtues de fleurs blanches.

Tyon se promenait en contemplant la maison en bois, haute et fine telle une tour qui trônait majestueusement dans la cour.

— Sympa, non ? Lançait Danne, qui venait d'ouvrir une fenêtre au deuxième étage, comme si de rien n'était. Je suis arrivée il y a quelques semaines, j'ai déjà commencé à m'occuper de certains travaux. Nous finirons le reste à deux.

Tyon la guetta avec méfiance et poursuivit son chemin. À présent, il savait qu'il valait mieux réfléchir à deux fois avant de lui répondre. Lunra survolait les fleurs de la cour. Celles qui n'avaient pas encore éclos, il les enchantait à coup de baguette, et aussitôt elles s'ouvraient, en crachotant leur pollen frais qui alléchait une troupe d'abeilles.

— Peu après, Danne rejoignit Tyon pour lui faire visiter les lieux.

— Voici ta nouvelle maison : la Maisonnette, présenta-t-elle en se promenant dans la cour, un brin d'herbe au bec, pendant que le jeune garçon la suivait à une distance prudente. Comme tu peux le voir, elle est à l'écart de toutes les autres, et nous sommes encerclés par cette espèce de forêt envahissante.

Et cette forêt, Tyon la connaissait. Il s'agissait de la Forêt des Selves. Elle était connue dans Natale pour avoir abrité ces êtres verts, mi-humains mi-végétaux que l'on surnommait Selves, ainsi que des créatures fabuleuses. Vue de la cour de la Maisonnette, leur forêt semblait inaccessible. Elle avait une muraille d'arbres, faite de troncs solidement tressés à l'aide d'énormes racines aériennes, hérissées d'épines pointues.

Voici l'écurie, désigna-t-elle, en indiquant une vieille bâtisse blottie à la Maisonnette, côté bourgade, qui semblait tenir miraculeusement en place malgré les ravages des termites. T'as un moa ? (il secoua la tête). Quand t'en auras un, tu pourras l'installer là. Il suffira de nettoyer un coup.

En suivant un chemin de dalles espacées, ils atteignirent un bassin aquatique. Par-dessus une grosse pierre trônait une petite maison de féee qui aurait été idéale pour Lunra. D'ailleurs, peu après leur passage, le fé l'explorait. Mais curieusement, il s'aperçut que la couleur dominante était le rose. La personne qui l'avait décorée devait s'imaginer qu'elle appartiendrait à une fée.

— C'est beau, confessa Tyon en contemplant les jolis nénuphars, qui flottaient délicatement à la surface du bassin.

— Il y a une rivière non loin de là, avec un peu de chance tu pourras trouver des carpes et les installer là dedans. Ça sera l'occasion de faire connaissance avec les autres gamins du coin, fit-elle. Bon, au boulot maintenant.

Durant toute la matinée, il emménagea dans sa nouvelle chambre, que Danne lui avait laissé choisir.

La Maisonnette possède quatre étages. J'occupe le second, t'es libre de choisir entre les trois autres. La cuisine occupe tout le rez-de-chaussée, annonça-t-elle en le regardant avec indifférence crouler sous le poids des bagages. 

Tyon avait fait le choix du quatrième sans vraiment savoir ce qui l'attendait.

L'intérieur de la Maisonnette était étroit, en plus d'être entièrement en bois. Les pièces étaient de forme carrée, et toutes les portes intérieures étaient coulissantes. Le quatrième étage, comme tous les autres sauf le second, était plongé dans l'obscurité. On ne distinguait que des silhouettes d'armoires poussiéreuses.

Danne fit coulisser la porte de la chambre, puis alla ouvrir les fenêtres. Aussitôt, la puissante lumière du jour s'y engouffra.

Tout n'était que poussière. Les meubles, le lit, le plancher... On aurait cru que personne n'avait mis les pieds ici depuis des saisons. C'était presque effrayant.

— Quelqu'un a déjà vécu ici ? Questionna Tyon, sur un ton ironique.

— Oh oui, répondit calmement Danne, en ramassant un long bâton surmonté d'un crochet rouillé, qui reposait contre une armoire.

— Où est-il maintenant ? Poursuivit-il.

Danne planta le bâton dans le sol et répondit.

— Il est mort. Dans cette pièce...

Tyon sentit un frisson le parcourir.

— Personne n'a jamais retrouvé son corps... P't'être qu'il se trouve sous le lit, ou dans ce manteau de poussière... Fit-elle.

Tyon se demandait une fois de plus ce qui avait pu le pousser à quitter sa chambre douillette pour ce lieu, où chaque nuit en s'endormant il risquait de servir de festin à une famille de souris.

Tiens, apporte-moi cette commode à côté de toi, demanda-t-elle, tandis qu'elle luttait pour passer le crochet du bâton dans une boucle métallique fixée au plafond. Allez dépêche...

Tyon s'activa. Il fit glisser l'objet jusqu'à elle. Danne grimpa dessus et parvint enfin à actionner le mécanisme. Pendant qu'elle faisait tourner le crochet dans la boucle, le double-portillon du plafond s'ouvrit en couinant, provoquant une pluie de poussière.

« Un toit ouvrant ! Se réjouissait Tyon. »

La chambre baignait maintenant dans une lumière vive.

— Les portillons sont un peu rouillés, déclara-t-elle. Mais à force de les utiliser, ça ira mieux. Tiens, il y a aussi...

Danne grimpa agilement au toit et souleva l'échelle qui s'y trouvait. Elle la redressa au-dessus du double portillon ouvert, et l'introduisit dans les rails qui remontaient le mur.

— Active les cales-marches, dit-elle, le visage crispé par l'effort.

Impressionnant. Époustouflant. Rien d'autre ne pouvait exprimer ce que Tyon ressentait en ce moment, debout sur le toit de la Maisonnette, qui semblait être celui du monde. Il avait une vue somptueuse de la Province. Il apercevait le Bourg Central ; les forteresses des prairies ; et cette montagne qui surplombait la Forêt des Selves, sur laquelle trônait, selon la légende, le merveilleux Palais des Songes...

Mais pour l'instant, il n'y avait que la Forêt qui attirait Tyon. Elle semblait si étrange... Ses yeux ne pouvaient s'en détacher. Elle paraissait dégager une force invisible, qui l'attirait... Danne, qui s'en était aperçue, annonça aussitôt une nouvelle règle.

— Je te déconseille de t'en approcher. Mieux que ça, j'te conseille de l'oublier.

Si en temps normal Tyon l'aurait demandé « Pourquoi ? » par pure provocation.

— Si un jour t'as le malheur de me désobéir... Croise les doigts pour que j'te surprenne pas. Parce que si c'est le cas...

Elle se tourna vers lui, plissa un peu plus ses yeux et conclut :

— ... Je te ferai vivre un enfer.


1À Natale, une semaine compte cinq jours.

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